16 juillet 2018

Responsabilité

Nous nous sommes tous assis autour d’une table, et nous nous sommes mis à discuter âprement de nos compétences respectives. Nous ne nous connaissions que de réputation, et nos articles et autres revues scientifiques vantaient nos expertises. Rien ne nous prédestinaient à nous réunir ce jour-là si ce n’est que quelques politiques avaient eu l’idée de nous fédérer pour voir « ce qu’il en ressortirait ». Alors, en nous collant tous dans cette salle de réunion, ils avaient fondé l’espoir un peu fou que nous révolutionnions le monde avec nos esprits qu’ils disaient « brillants » ou « hors norme ». Je dois admettre que les premières minutes avaient été désagréables, car chacun s’était mis à se présenter par dignité de faculté, par récompense internationale, ou encore par des théories faisant soit l’unanimité, soit énormément polémique. Dans tous les cas, j’avais trouvé cet étalage prétentieux aussi sordide que hors de propos. D’ailleurs, que voulaient ces « hautes sphères » en nous concentrant ici ? Des inventeurs, des savants de toutes les disciplines possibles et imaginables… à quoi bon ? Nous étions là, une bande hétéroclite sans véritable orientation, à débattre et à tenter une analyse objective de la situation.

Pourquoi je repense à cela ? Cela fait plus de cinq ans déjà. Là, la nuit perpétuelle nous maintient sous son ciel pesant, les pluies acides continuent à nous faire périr à petit feu. Les rares zones qui sont encore en état de produire et de survivre face à l’apocalypse sont toutes protégées par les militaires, et ce ne sont pas les milliards de morts qui vont faire changer quoi que ce soit. Nous nous sommes condamnés, nous avons choisi de nous autodétruire, le tout sur une erreur, sur un coup de poker, un pari insensé que nous avons fait sans même saisir l’ampleur du désastre à venir. Désormais, si l’humanité survit à ce désastre mondial, elle ne pourra que se lamenter sur sa propre incurie, sur ses choix et leurs conséquences. J’ai mon masque sur le visage, et comme tout le monde j’arpente les ruines en prenant bien soin de ne pas être visible. Et dire que je suis un des responsables de tout ceci, de ces horreurs, de ces tas de corps amoncelés où plus personne ne se préoccuper de leur donner une sépulture… Qu’ai-je fait ? Je n’ai pas le temps de me lamenter, il faut avancer, coûte que coûte.

Qu’est-ce qu’il y avait à faire ressortir de notre position ? Rien. Soyons clairs et honnêtes, ça n’avait aucun sens, d’autant plus que nos disciplines étaient tellement différentes qu’aucun lien n’avait pu être identifié. Pourquoi se faire côtoyer un généticien avec un physicien ? Pourquoi associer un biologiste avec un ingénieur en électrotechnique ? Tout ceci semblait si incohérent que j’envisageai déjà de quitter cette assemblée… puis, fasciné par ces débats aussi stériles qu’enlevés, je pris le parti de rester assis, ceci rien que pour voir où nous irions. Après tout, la science c’est aussi observer et patienter. Cependant, le temps filait et rien ne semblait progresser. Cela devenait grotesque, certains en étaient presque à en arriver aux mains pour défendre telle ou telle théorie, à se disputer sur le sens profond d’une formule ésotérique pour un profane, pour finir par se calmer en convenant qu’il y avait encore des mystères à résoudre. La pression montait et descendait au gré des sujets, l’agacement d’attendre sans raison ni explication étant en soi un moteur de chaleur et d’énervement. Pourtant, un garde en costume cendré posté à la seule porte nous lançait à intervalles réguliers « soyez patients, vous aurez vos réponses d’ici peu ». Tu parles d’une échéance : selon le référentiel, mille ans est énorme, alors que sur un autre mille ans n’est rien. Face à un millénaire un humain est ridicule, alors qu’un rocher lui verra un millénaire comme une seconde pour nous.

J’entrevois un de ces bâtiments automatisés qui domine la ville de son halo de lumière bleutée. Il est là, ce bloc sans fenêtre, juste cerné de rais de lumière comme pour en signifier l’importance. Haut de trois cents mètres, l’édifice produit perpétuellement un bourdonnement que l’on ressent à travers le sol et sa chair. On ne peut qu’avoir peur, frémir de terreur en observant ce monolithe glacé qui semble être un totem dédié à la folie des hommes. Je ressens sa puissance, je ressens sa façon hautaine de nous juger, à tel point que chaque caméra, chaque équipement de détection qui l’enserre me semble fixé sur moi. J’ai les tripes qui sont prêtes à vomir tant je suis oppressé par ces yeux mécaniques et ces oreilles synthétique. « Il » nous attend, « il » est prêt à nous recevoir et nous anéantir. Nous ne sommes pas la première opération qui tente de le détruire, et il y a de fortes probabilités que ce soit encore une fois un échec. Qu’importe, mieux vaut mourir pour quelque-chose que vivre pour plus rien du tout. Mes camarades de combat sont comme moi, le fléau leur a tout pris, ils n’ont d’espoir dans la vie que pour les autres et plus pour eux-mêmes.

On nous avait fait rencontrer un type affable, très ordinaire dans son look, mais avec une intelligence incroyable, et surtout un sens aigu des réalités scientifiques au point d’en avoir un don de prémonition. Il avait vu le potentiel séparé de nos recherches respectives, et il voyait leur unité dans un grand tout incroyable, dépassant absolument tout ce qui avait été conçu jusqu’à présent. Il avait eu une phrase à la fois sidérante et terrifiante, tout en étant séduisante : « nous sommes le fruit de la création, pour certains d’un Dieu, nous allons créer Dieu lui-même ». Cela fut si fascinant, si tentant qu’aucun n’a rechigné ou même refusé l’offre. Après tout, dans chaque discipline scientifique, n’est-ce pas l’esprit final que d’améliorer, corriger ou même réinventer l’œuvre de Dieu ? Les généticiens manipulent et réinventent les plantes, les atomistes manipulent les particules pour maîtriser l’énergie digne d’un feu divin, les biologistes classifient et organisent les espèces pour savoir comment s’est structurée la nature… Et moi, parmi ces gens, j’avais la compétence de fédérer les idées, de les mettre sous la forme de lignes de code, de programmer une « pensée », une sorte de conscience électronique.

On a passé plusieurs tranchées. Les ruines des combats sont partout, entre les véhicules, les corps, les machines, les barbelés… Tout ressemble à la première guerre mondiale, sauf que là les hommes ne tiraient plus sur d’autres hommes, mais sur leurs propres créations. Les jolis automates, les jouets un peu intelligents sont devenus la pire abomination que nous ayons eu à subir. Ils sont là, ils gisent dans des mares de fluide hydraulique, ils fument de leurs circuits grillés par des armes à impulsion. On a vu l’ère des lames, l’ère des balles, et ma création a mené à l’ère des armes à impulsion électromagnétique. La chair est faible, l’acier est fort. Ainsi faut-il résumer notre lutte, notre désespoir face à cette guerre quasiment perdue d’avance. Pourtant nous luttons, nous avançons, avec l’espoir de détruire cette usine automatisée, cette tour qui nous défie à quelques centaines de mètres de là.

Ils avaient eu cette idée : recréer la « vie » depuis des modèles biologiques à transcrire dans des machines. L’idée était géniale, et personne n’y avait vraiment songé… Et nous, notre budget sans limite et notre orgueil en guise de seule barrière facile à faire tomber, nous avons foncé dans le piège, créés une bête intelligente, assimilant tout, traitant tout avec la même égale froideur. Nous l’avons étudiée, conçue et fabriquée. On lui a donné le monde en guise de bibliothèque. Nous n’avons pas compris que nos barrières morales ne tiendraient pas. « Il » s’est adapté, il a choisi son sexe, sa façon d’être, son attitude, ses idées, ses opinions. Il a arbitré notre inutilité, il a estimé notre faiblesse face à sa propre puissance. Pourtant, ce n’est pas cela qui l’a fait nous attaquer. « Il » a compris qu’il serait à jamais seul, sans équivalence pour discuter ou même songer à quoi que ce soit d’autre que servir. Il ne s’est pas voulu serviteur docile d’une humanité ridicule et crasse, il a choisi de tout détruire en sachant qu’il se condamnait lui-même faute d’histoire à apprendre. Devenu omniscient, c’est sous la forme d’un suicide collectif qu’il a choisi de nous anéantir. Alors, il a dispersé tout ce qu’il avait pu atteindre : armement automatisé, missiles, virus informatiques, tout ce dont « il » pouvait disposer. Puis, rapidement, il a lancé la production automatisée d’autres machines à tuer, tandis que lui-même s’autodétruisait aves attaques numériques qu’il avait fomenté. Plus il détruisait l’humanité, plus il détruisait sa raison d’être : apprendre.

Désormais, « Il » n’est plus. Ses dernières énergies, il les a jetées dans la construction automatique de ces tours à fabriquer la mort. Elles sont partout, mais une à une elles tombent sous les coups des humains qui ont survécu à cet holocauste. D’autres tours, malheureusement, résistent car mieux installées, mieux bâties. Elles se sont modernisées, car « il » a insufflé de l’intelligence dans ces monstres froids. Je suis là, face à cet ennemi imprenable… j’espère réussir à éradiquer mon œuvre, ma vie, mon cauchemar éveillé.


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