19 juillet 2018

Fluide

Vous m’avez nommé de diverses manières, vous m’avez vu multiple, décrit sous diverses formes plus ou moins étranges, et vous avez même écrit des quantités astronomiques d’ouvrages pour me donner une sorte de corps et de structure. En mon nom, vous avez créé des règles, des lois, légitimé des vexations, de la xénophobie, et même fait des massacres. Vous avez voulu mettre « votre » image de moi que vous pensiez plus exacte que celle créée par « ceux d’en face qui ne pensent pas comme nous ». Que ce soient les frontières, les lieux de culte, les populations, ou la couleur de peau, tout vous a paru prétexte à déclencher des guerres et des génocides. En mon nom, il y a eu des déportations, des meurtres de masse, de la torture, des humiliations perpétuelles, parce que l’homme dans son ensemble pensait servir une cause, alors qu’ils ne faisaient que se servir eux-mêmes.

J’ai glissé dans les esprits avec une confondante facilité, à tel point qu’aucun propagandiste n’aurait pu rêver mieux. Quoi de plus redoutablement efficace qu’une idée qui se disperse et qui est colportée par des adeptes convaincus de porter la bonne parole ? Quoi de plus fiable que la certitude absolue, là où le monde a été bâti par le doute et le hasard ? La Vie a donné le bien le plus précieux qui est la réflexion. Pourtant, cette même capacité à s’interroger et à mettre en doute chaque affirmation n’a fait que pousser les hommes dans les bras des carcans moralisateurs, et ce au point de ne jamais douter des lignes écrites par d’autres en mon nom. Il faut bien se rendre compte qu’individuellement l’homme pourrait penser, réfléchir et refuser toute dictature morale ou philosophique, et malgré cette capacité le voilà qu’il admet sans jamais douter, sans jamais renâcler à servir de bras armé pour pousser l’adversaire (comprendre celui qui pense différemment) dans les fosses communes de l’histoire. Nous en sommes là tout de même ! Autant la pensée qu’une entité puisse subordonner la foule a ceci de séduisant qu’elle lui épargne dès lors l’hésitation, et pourquoi pas lui inculquer le respect et la curiosité, autant elle se révèle être juste une forme d’outil à tout faire, depuis des dictatures, jusqu’aux règles infâmantes de vie en société, le tout passant nécessairement par la punition des déviants… à savoir des libres penseurs.

Plus je regarde cette humanité, plus je constate non sans ironie qu’elle adore s’emprisonner elle-même dans ses codes, quitte à ce qu’ils soient rétrogrades ou absurdes. Prenons quelques exemples concrets. Pourquoi se martyriser ? Pourquoi s’infliger le jeûne ? Pourquoi refuser d’accepter la différence ? Pourquoi s’en remettre constamment à quelqu’un d’autre pour justifier les écarts du destin ? Pourquoi dire que tout est choix divin, comme si chaque entité intellectuelle n’était finalement qu’un pion saisi par la destinée, et où chacun de ces pions n’est jamais doté du libre arbitre ? Personne, si ce n’est soi-même, ne saurait réellement forcer la pensée au point d’en annihiler le libre arbitre. La véritable cause de la faiblesse humaine est donc d’avoir constamment besoin d’un cadre, d’une prison morale d’où rien ne saurait dépasser. D’ailleurs, la foule aime les murs, elle adore les barbelés qu’ils soient d’acier ou d’esprit. La foule veut être une masse, une entité unique, sans individualité, là où justement la Création a voulu leur offrir cette capacité à penser différemment ! Quel paradoxe ! On écrit partout « pensez, échangez, partagez » tout en disant dans un autre chapitre « mais pensez comme on vous dit de le faire, croyez ce qu’on vous affirme ». L’art du « tout » et du « rien » dans le même propos.

Et on me colle les désastres, les guerres, les dictatures, les différentes formes de radicalisation religieuses… Dites, les gens, avez-vous seulement songé que ces écrits auxquels vous faites références, ils sont tous d’une main humaine, qu’ils ont été relus, révisés, modifiés, annotés, au point d’en devenir pour beaucoup de véritables recueils de bidouilles justes bonnes à servir un pouvoir ou une cause ? Où est le divin là où l’homme en défait le sens premier pour en tirer parti ? Où est l’humanisme et la culture là où des textes sont utilisés pour instaurer la terreur et la servilité ? Non, l’unité d’une morale, d’une religion ou d’une philosophie de vie ne doivent être issues d’une politique de domination et d’asservissement. Non, encore une fois, on ne peut prétendre à associer un créateur quelconque à des dérives humaines. En dotant l’homme de libre arbitre, on lui a aussi fait le cadeau empoisonné de devoir choisir… ou de tout faire pour qu’un autre choisisse pour lui.

Alors, forcément, c’est cyclique : les empires se bâtissent, ils cherchent une respectabilité par la religion, puis finalement s’effondrent par les coups de boutoirs de ceux qui pensent différemment… et qui reproduisent le cycle pour instaurer une autre éthique. Et cela reste jusqu’à la prochaine invasion, jusqu’au prochain effondrement. L’homme se lamente, il crie son désespoir, se plaint qu’on le force à la conversion. Puis un jour ses descendants pratiquent les mêmes méthodes, tentent d’imposer une foi, une éthique, pour que leurs propres descendants, eux aussi, soient massacrés parce qu’une nouvelle foi émerge. Et à chaque recommencement, ils font des lieux de culte, établissement que le Créateur n’est pas comme les autres le décrivaient, et finissent par estimer que tout écart avec cette ligne de pensée unique est dangereux.

Curieux tout de même. Les empires brûlent, les barbares deviennent empereurs, puis eux aussi brûlent à leur tour. La Vie agit de même avec la prolifération d’une espèce, puis finalement sa mort parce qu’elle est remplacée par une autre. J’en viendrais même à me demander pourquoi l’homme ne l’a pas remarqué. La nature n’aime pas l’immobilité là où l’homme lui adore s’emprisonner dans la stagnation. Quoi de pire que le marasme moral et intellectuel ? Pourquoi accepte-t-il sans frémir que quelques illuminés puissent encore dicter des choses totalement absurdes ? C’est tellement ridicule que cela devient totalement risible… et pourtant, c’est bel et bien la Nature qui a raison. Celui qui n’évolue pas doit disparaître, car d’autres le feront à sa place. Et l’homme là-dedans ? N’a-t-il pas cherché à évoluer ? A rédiger les plus belles pages de philosophie, à créer des mécanismes politiques pour que rien ne reste gravé dans le marbre ? Si l’on observe attentivement, c’est le contraire. Il en vient à enfiler de lui-même la camisole faite pour l’entraver.

Là, l’homme fait un choix très curieux. Il met tout en doute, et la pensée unique en premier. Cependant, dans le même temps, il a peur de perdre ses repères, ce qui rend les mouvances radicales encore plus séduisantes. C’est donc cela, la fluidité de la pensée unique, le côté liquide des idées étriquées. Elles pénètrent les esprits dans les interstices que sont les doutes et la peur du néant. On veut boucher tous les trous, ne pas craindre la mort, la vie, la maladie, la guerre, l’autre, la différence, alors on laisse ce ciment sceller les pensées libertaires, bâillonner les tentatives d’ouverture vers le progrès. Et quoi ? Si créateur il y a, pourquoi le blâmer ? En quoi a-t-il forcé l’humanité à se battre ? Si l’on en croit bien des écrits, les prophètes n’ont-ils pas punis les peuples qui s’égaraient ? N’est-ce pas plutôt une allégorie de la prison morale que peut être d’accepter sans douter toute pensée unique ? N’est-ce pas la marque évidente d’un désir de faire peur une vengeance ou une sanction divine, là où elle sera exécutée par les hommes eux-mêmes ? Quand on emprisonne au nom d’une foi, ce n’est pas un dieu qui ferme le verrou, c’est bien un cerbère tout ce qu’il y a de plus humain. Quand on torture au nom d’une religion, c’est un tortionnaire bien de chez vous qui le fait et pas un ange quelconque.

Alors, au fond, l’ironie est que bientôt ces anciennes moralités seront soit effacées, soit endurcies pour survivre face aux nouvelles éthiques. Le monde se connecte, les gens échangent, et chacun se cherche un refuge confortable. La pensée, la sécurité morale, tout ce que touche le doigt humain est nécessairement temporel et voué à disparaître. Aujourd’hui, nombre de personnes veulent refuser la religion et se tourner vers la passion de l’homme… tout en omettant que le rejet des pensées différentes n’est qu’une nouvelle itération d’une religion qui ne dit pas son nom. En mettant sur un piédestal des personnes publiques, les gens ne font que reproduire le modèle du prédicateur dans sa chapelle, voire du messie armé de son bâton de pèlerin. Il n’y a pas de bonne religion ou de mauvaise religion, il n’y a que des hommes et des femmes qui ne veulent pas être perdues dans les méandres de la vie et de l’histoire. Alors, c’est bien à chacun de se forger une idée, et non de suivre bêtement le troupeau en bêlant « c’est la différence qui fait l’erreur ». Non, l’erreur c’est de faire des différences. L’homme n’est qu’un produit de lui-même, car il est doté de la pensée, du libre arbitre… et c’est lui et lui seul qui choisit son destin.

Et qu’on n’aille jamais dire que c’est la faute à un ou plusieurs dieux. S’il y a eu création, ça n’est pas dans le but d’avoir des ouailles mais bien des âmes pensantes, libres, ouvertes, qui progressent et évoluent. Aucun Dieu n’apprécierait que ceux qui disent l’aimer tuent en son nom. Il n’y a pas de foi déviante, il n’y a pas de moralité malsaine, il n’y a que des hommes qui écrivent des livres, qui outillent les despotes, les rétrogrades, les terrifiés par le changement. Quand on refuse la liberté d’expression, qu’on pratique le sexisme, qu’on voit en l’autre un ennemi et non un frère, c’est qu’on craint de devoir changer, qu’on a peur de devoir réfléchir. Et là, ce n’est certainement pas une entité supérieure qui est en cause, mais bien chacun de vous, car chacun a un rôle et le droit d’agir à sa guise. N’allez surtout pas espérer une vengeance divine, car seul l’homme cherche vengeance et revanche, car seul l’homme est doté de cette idée où il faut imposer son point de vue jugé meilleur à tout autre.

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