06 juin 2018

Un dessert

Comme tous les adultes, il m’arrive parfois de redécouvrir des souvenirs enfantins, comme s’ils se décidaient à émerger sans qu’on leur demande quoi que ce soit. C’est curieux cet outil qu’est la mémoire. Contrairement aux réflexes, celle-ci n’est pas toujours fiable, elle se permet de distorsions curieuses des faits, voire même d’en occulter une sacrée quantité, à tel point que bien souvent on ne lui prête plus aucune confiance. Tenez, tentez de faire remonter à la surface vos plus vieux souvenirs, ces dossiers où vous étiez si jeune que tout vous semble très flou… Alors, quelle est la sensation ? Celle d’exhumer des clichés jaunis, passés, sur lesquels on pose un regard attendri, alors qu’il s’agit bien souvent de peu de choses.

Et pourtant… et pourtant la mémoire nous fait plaisir, même quand elle nous fait défaut. On aime à ressentir des odeurs à jamais perdues, à visualiser un quartier qui a été rasé, ou encore des visages de personnes qui sont parties toujours trop tôt. On s’amuse à passer les photographies, à feuilleter une éphéméride intérieure, à ressasser des dates de naissance ou de décès, puis de reconstruire mentalement des situations avec une certaine liberté concernant les faits. C’est ainsi : nous ne sommes pas des caméras qui enregistrent fidèlement chaque chose, nous stockons les souvenirs par un agencement plus sentimental que pratique. On va tout naturellement retrouver un portrait d’une personne aimée, qu’un incident tout autre qui pourrait apparemment avoir tout autant d’importance. Le plus difficile est dès lors d’expurger nos souvenirs embrouillés de mélancolie et de sentimentalisme superflu, de sorte à être factuel et lucide.

Cependant, est-ce vraiment la bonne attitude à tenir ? Si l’on s’en tient aux faits, les plus douloureux finissent, soi-disant, par passer, ou alors par être supplantés par les moments moins difficiles. Quand une personne décède par exemple, on pleure d’abord sa mort, on subit son absence, pour bien plus tard ne garder que les évènements les plus attendrissants. Le grand-père, ce sont les jeux avec lui qui demeurent, là où l’on pourrait se dire que son enterrement est plus intense et marquant. La hiérarchie des souvenirs est donc faite en fonction non de l’intensité mais de la priorité que donne notre âme au soulagement et à la nostalgie. Nous sommes faits pour nous rappeler des meilleurs instants, ceci pour ne pas ruminer ceux traumatisants… à condition que nous ayons une bouée à laquelle nous raccrocher. Seuls les évènements trop durs et sans support remontent et nous harcèlent totalement, sans nous libérer, nous maintenant sous pression sous la forme de cauchemars aussi bien nocturnes que diurnes.

Et moi j’ai les sens en éveil. J’ai l’odorat qui frémit, les papilles qui s’agitent… Il fait bon vivre dans ce bistro de quartier, là où j’ai la délicieuse tendance à déjeuner comme dans l’ancien temps. Pas de chichi, pas de décoration ostentatoire prompte à faire flamber l’addition. Non, juste un vieux zinc poli par des années de frottements de coudes, l’alignement des bouteilles trônant derrière le patron, et cette odeur de cuisine comme on n’ose plus en faire de nos jours. Je souris, béat, ravi de venir déjeuner, de savourer ces plats ordinaires et pourtant généreux en goûts et en parfums. On a beau me dire « allez y a mieux », je ne peux me défaire de cette habitude, de cette tendance à ne faire confiance qu’aux choses simples et aux commerçants à l’ancienne. Le patron ? Un mélange entre un dialogue amical à la Audiard et un serveur prolixe ! Les serveuses ? Des femmes au tempérament bien trempé, à la verve acérée et au sourire enjôleur. Les clients ? Des types comme moi, des prolos qui se contentent de peu mais qui veulent que ce « peu » soit beaucoup pour eux. Après tout, le meilleur restaurant du monde est là où on se sent bien.

Et puis il y a cette atmosphère, l’impression de redevenir adolescent, quand je venais dans ces mêmes bars et bistros d’antan pour déjeuner avec mon père. Il y a là quelque chose de magique, une sensation de retour en arrière, de jeunesse pas toujours hilare, mais systématiquement respectée par les autres. Le jeune n’était pas l’adversaire ou l’ennemi, mais le gosse respecté parce qu’il allait trimer comme un adulte. Que de repas j’ai pu ingurgiter à toute vitesse, en blanc de peintre, sale jusqu’aux oreilles, mais fier de pouvoir me tenir là parmi tous les autres plus grands et plus costauds. On n’était pas des mômes, on était des ouvriers ; on n’était pas des larbins mais des aides, des gosses utiles, courageux, à qui l’on pouvait aussi bien offrir une grenadine qu’une clope sous le rebord du comptoir. « Je sais que tu fumes petit, si on te demande c’est pas moi ». Bien sûr, cela peut choquer en un temps où la cigarette est prohibée, où l’on voit le fumeur comme un suicidaire…. Mais qu’importe, j’ai aimé ces cigarettes plus pour le geste de générosité, que pour la cigarette elle-même.

Une fois enfoncé dans le cuir de synthèse au rouge sang de bœuf usé d’une banquette moelleuse, je retrouve aussi la vision de ce passe-plat d’où sortent comme par enchantement des assiettes de toutes les tailles. Ici, une salade pour la une, par là un steak frites pour la quatre ! Et voilà qu’une petite assiette, ridicule par son diamètre, émerge de cette bouche de bois et d’inox. Elle porte avec fierté un dessert, ultime étape d’un repas avant le café. Il est là, trônant avec orgueil, délicate petit morceau de plaisir sucré qui vous ensorcèle en quelques bouchées. Je n’avais pas fait errer mon regard sur la carte rédigée à la craie sur une ardoise. De la rhubarbe ! Une tarte à la rhubarbe, le dessert qui se fait catalyseur systématique de mon enfance de fils d’immigré en HLM !

Du bistro je me déplace instantanément dans mon immeuble… Je revois le carrelage à petits carreaux, ces mosaïques ternes faciles à laver et cachant aisément les salissures. Je revois la cage d’escalier étriquée, la rampe marron dont la peinture s’écaillait au fil du temps. Je revois les fenêtres dépolies que je ne pouvais pas atteindre étant gosse. Je revois les poussoirs des interrupteurs, comme des sonneries pour réveiller la fée électricité. C’est là, au troisième… cette même odeur de pâte brisée, ces senteurs de confiture, et l’envie d’en dévorer une part. La mémoire est là, limpide, évidente, un instantané de vie et d’enfance où chaque instant tente d’être agréable alors qu’il est finalement ordinaire.

Et je pousse la porte d’un bois sombre aux mille couches de vernis. L’entrée est devant moi, le papier peint usé et griffé par les chats laisse imaginer des oiseaux désormais étêtés, ou des fleurs mixées sous les griffes de miauleurs impénitents. C’est ma voisine qui émerge. Un petit bout de femme, que j’ai toujours connue âgée, les cheveux blancs, voûtée par le temps et les douleurs de l’existence. Elle est là, tout petit bout de femme riquiqui, mais d’une solidité mentale et d’une robustesse morale proverbiale. Elle se tient là, chassant de ses mules élimées les félins qui encombrent la pièce. Depuis le décès de son mari parti trop tôt, et de son aînée emportée par l’asbestose, elle s’est réfugiée dans la protection des animaux, à tel point qu’on vient se plaindre des odeurs… à juste titre. Qu’importe, cette femme, cette « mamie » comme je l’appelais, c’est un cœur, immense, généreux, chaud et tendre, sans arrière-pensée ni exigence autre que d’être aimée.

Alors, ravie de me voir débarquer après l’école, elle m’invite à m’asseoir à la table du salon, à regarder avec elle les chiffres et les lettres. Je refais mon alphabet, travaille mes mathématiques tandis que maître Cappello épèle les combinaisons les plus complexes à trouver. J’y apprends la richesse du français, m’enrichit encore un peu plus en faisant les jeux de lettres dans les téléstar qu’elle accumule, puis taille en copeaux pour les litières de ses compagnons à moustache. Puis, le goûter s’avance. C’est une part de tarte à la rhubarbe, un quartier de plaisir infini, un mélange entree le sucre et la légère acidité de la plante. La couche supérieure brille de ce sucre qui s’est cristallisé, tandis que le pourtour bruni par le fou semble être fait d’or et de cuivre. J’y plante mes dents avides, je savoure la bouchée qui encombre à présent ma bouche de gosse. Je ne peux pas répondre, je ne parle plus, mes yeux se sont clos de plaisir. Je suis chez elle, chez ce bout de femme à qui rien n’a été épargné. Parfois, elle raconte, elle parle de sa première née morte pendant les bombardements alliés de la seconde guerre mondiale, de son fils qui est loin et qui n’aime pas trop venir à cause de ses chats, ou encore de son aînée, empoisonnée par une usine où elle n’a jamais travaillé. C’est ainsi, elle aussi s’attendrissait en songeant au passé avec mélancolie.

J’ai levé le doigt et commandé ma tarte. Elle est bonne, elle a ce goût caractéristique, et pourtant, et pourtant elle n’est pas cette tarte si fameuse. Il manque ce quelque chose qui ne s’imite pas, cette saveur impossible à copier ou ne serait-ce qu’à singer. C’est le goût du passé, des souvenirs, parfois amers quand je mangeais cette tarte, où j’étais un réfugié social chez cette voisine généreuse, quand je fuyais le présent dans ses bouquins et son encyclopédie de la seconde guerre mondiale. Que j’en ai lus des livres chez elle ! Que de bouquins j’ai pu dévorer à sa table, tandis qu’un chat plus audacieux qu’un autre me réchauffait les cuisses de sa fourrure ! Elle n’est certainement plus envie aujourd’hui. Elle est née en 1916, elle était déjà épuisée quand nous avons quitté le quartier. Henriette, je pense à vous, à ces moments, à votre chien nommé « pupuce » qu’aujourd’hui je nommerais avec ironie « serpillère à pattes ». Je me souviens nettement de cette bestiole rabougrie, sans âge, au pelage déglingué comme s’il était éternellement détrempé, de sa couleur allant du fauve au blond paille. J’ai passé des heures à sortir avec vous Madame Henriette, « mamie » comme je vous appelais en ce temps-là. Vous étiez ma grand-mère, je vous ai aimé comme telle.

Qui sait ? Si le paradis existe, elle y aura sa place. S’il n’existe pas, je l’ai inventé parce que vous y vivez chaque jour, tenace, fière, rigolarde, à l’humour corrosif et à l’esprit vif.

A un de ces jours mamie !

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