20 juin 2014

Histoire

Bien souvent, je me suis attaché à rédiger quelque-chose concernant les commémorations des grands évènements, que ce soit l'armistice de 1918, ou bien le 8 Mai. Pourtant, cette année, je me suis gardé de réagir concernant le débarquement allié en Normandie, ceci pour plusieurs raisons. La première, et sûrement la plus évidente, est que tout a été dit ou presque concernant l'évènement, que ce soit sous la forme de documentaires, que de films à grand spectacle. De là, je me suis dit qu'il était plus judicieux de laisser les médias se charger de nous rappeler cet évènement, que d'épiloguer vainement à son propos.
La seconde raison m'ayant poussé au silence se révèle plus morale, au titre que le débarquement allié a été un massacre, mais pas uniquement dans les rangs des assaillants. On ne se préoccupe jamais des conscrits Allemands, pas plus que des civils de la région. Etrangement, on ne garde que l'image du GI avec son casque, fauché par le méchant nazi planqué dans son bunker. Merci l'imagerie guerrière véhiculée par Hollywood. De fait, je ne vais pas relancer un énième débat sur les combats, pas que je n'envisage une analyse du résultat obtenu, ceci au prix de milliers de morts. Laissons cela aux historiens et aux propagandistes, parce que, dans le fond, il est de leur rôle de transcender la réussite du vainqueur, quelles que fussent ses vraies motivations.

Regardons plutôt l'individu, et laissons le parler. Il y a bien longtemps, j'ai écrit un texte relatant les idées et opinions d'un soldat Allemand, ceci le jour de la défaite de son pays. Je vous invite à le lire (si ce n'est déjà fait), en suivant le lien ci-dessous, puis à mettre en perspective les mots d'un vétéran s'étant battu de l'autre côté du fusil.
Le dernier jour du dernier mois de la dernière année de ma vie.

Aidé de sa canne brune tordue comme un cep de vigne, il s'avança sur son perron, et observa le soleil lourd de son Kansas natal. Lui qui était né dans une ferme assez isolée, il n'aurait jamais imaginé traverser les océans pour se battre pour sa patrie, et encore moins ressentir l'horreur d'être le témoin de la sauvagerie humaine. Son visage, ses mains, son corps même étaient lézardés par le temps, mais certaines de ces marques étaient le souvenir de la violence des combats où il avait eu le malheur de se battre. Pauvre vieillard perclus d'arthrite, usé par le temps et la vie, il continuait pourtant à se lever aux aurores, à faire de l'ombre avec sa main gauche, et à scruter le ciel pour voir le soleil s'élever lentement au bout de son champ de blé.

Derrière ses petites lunettes roulaient une paire d'yeux malicieux, cernés des replis de paupières devenues bien lourdes. Il souriait au monde, il écoutait le coq s'égosiller, et savourait la brise déjà chaude perlant sur sa peau flétrie. L'âge lui donnait un air apaisé, et la bedaine accumulée avec le temps lui aurait permis de tenir le rôle d'un père noël sans trop de difficultés, si ce n'est sa coupe de cheveux typiquement militaire, et le rasage de frais qu'il s'entêtait à maintenir dès le lever. "La discipline ne s'oublie pas", se plaisait-il à répéter quand on lui demandait pourquoi il tenait tant à ses habitudes martiales. La tasse de café à la main, adossé à un poteau de la tonnelle, il semblait chercher quelque-chose dans le levant, comme si, là-bas au loin, il y avait autre chose que la fin de ses terres. Si on lui avait posé la question, il aurait invariablement répondu "je cherche des visages du passé", puis il aurait fait mine de passer à un autre sujet, d'aller se servir une autre tasse, ou bien d'aller donner à manger à ses poules.

Tout au fond de lui, quelque part bloqués entre sa conscience et son âme se trouvaient des souvenirs d'un temps aujourd'hui pratiquement oublié. Il était un des derniers, un de ces témoins qui, un jour, finirait par mourir et emporter avec lui toute trace vivante de ces temps atroces. Il se souvenait, il n'arrivait ni à oublier, ni à se pardonner à lui-même ce que la guerre l'avait poussé à faire. Il n'y avait rien de guerrier en lui avant le débarquement, pas plus qu'il devait y en avoir chez les pauvres types en face. Ils avaient un fusil en main, ils devaient vivre ou être tué, alors à tout choisir, on tuait le gars au bout du canon. C'était comme ça, ça ne s'analysait pas, car une balle ne se pose jamais de question, elle tue, aveuglément, définitivement.
Tout pouvait déclencher en lui des souvenirs, depuis une sirène ressemblant trop à celle des navires de guerre, le cliquetis d'une chaîne ayant de faux airs de chenilles de chars, ou bien les pétards de la fête nationale qui tonnaient le 4 Juillet, n'importe quoi avait ce don douloureux de faire remonter à la surface des scènes indescriptibles. Et là, silencieux, pensif, il s'isolait intérieurement, et ses yeux voyaient défiler la pellicule parfaitement neuve et inusable des évènements vécus. Il le savait, il partirait avec ce poids sur le coeur, il ne pourrait jamais s'en départir, et ce bien qu'il ait mis une vie entière à s'y essayer. On n'oublie pas le sang sur les mains, pas plus qu'on n'oublie celui versé par ses camarades.

Il écoutait très attentivement le ronronnement des tracteurs dans les champs des voisins, surtout quand ils labouraient. C'était "son" moment, celui où il pouvait revoir les équipages des Sherman tentant de se dépêtrer du bocage, où la mécanique des blindés Allemands terrifiait ses camarades, où la vie ne tenait qu'à la chance de ne pas être en face d'un canon de fort calibre. Le diesel, le bourdonnement sourd de l'échappement crachant des nuages noirs de suie, l'odeur d'huile brûlée, c'était comme être à nouveau à l'abri d'une de ces monstruosités de fer, guettant l'opportunité de fuir face à la grêle de balles ennemies. Et personne ne pouvait le comprendre, pas plus le jeune conducteur de l'engin agricole, que ses proches qui cherchaient une explication à ses silences parfois trop longs. C'était comme ça, il avait vécu ça, cette marche à travers la France, jusqu'à l'épuisement, la peur dans les tripes, et celles des morts sur la route.

Il avait fait ses premiers pas dans la mer à Sword. Il avait entendu les balles siffler autour de lui. Il avait hurlé de rage et de terreur mêlées lorsque sa compagnie et lui furent accrochés par les Allemands. Il avait, pour la toute première fois, ôté la vie. Il avait tout fait pour ne surtout pas regarder l'adolescent en uniforme à qui il avait arraché le visage. Autour de lui flottaient les corps d'autres débarquant avec lui, certains s'étant noyés, d'autres ayant été fauchés par les mitrailleuses, ou pulvérisés par des mines. Les cris, l'effroi, les embruns, et surtout ce vacarme, assourdissant, cette sensation que la terre elle-même vibre tant elle est secouée de spasmes provoqués par les bombes... Il sentait encore dans ses jambes et ses genoux ces ondes qui revenaient, encore et encore, saccadées et brutales, douloureuses et terrifiantes. Il avait fait comme les autres, il avait couru, il était passé à travers les lignes, il était devenu un combattant, un tueur.

Il avait alors crapahuté, encore et encore, priant le ciel de ne pas mourir si jeune et si loin de chez lui. Mais il fallait le faire, qu'il le veuille ou non, c'était un devoir de se battre, de tout faire pour gagner. La vie d'un seul ne comptait plus, c'était la Vie qui devait triompher du Mal, tel qu'on leur avait inculqué en parlant du nazisme. Seulement, de nazis, en a-t-il réellement croisé un seul? Il avait surtout affronté de pauvres gars, des bidasses comme lui, des bleus tout juste sortis des jeunesses hitlériennes, des gens ordinaires poussés à bout par l'Histoire. Avoir l'uniforme Allemand ne faisait pas d'eux des monstres... Et de monstre, il se sentait en être un en étant devenu froid au sort des autres.

Les jours s'étaient alignés, imperturbables comme le sera toujours le calendrier. Eux, ils étaient ballotés par les combats, transférés d'un coin à un autre par des ordres incompréhensibles, pour parfois revenir au point de départ sans raison apparente. C'était comme ça, il devait obéir aveuglément, et surtout ne pas tomber au "champ d'horreur". Que ce paquetage pouvait être tout à la fois léger et si lourd! Que les brodequins étaient agréables et insupportables selon le terrain croisé! Les seuls réconforts dont il avait souvenir étaient le corned-beef dont il raffolait, et les cigarettes qu'on faisait tourner jusqu'à s'en brûler les doigts. Qui pouvait comprendre que ces conserves étaient les meilleures jamais mangées? Qui pouvait soupçonner toute la joie d'ôter ses chaussures après des kilomètres éreintants sous le soleil ou à l'ombre de forêts étouffantes? Qui connaissait la saveur salée et amère de la sueur qui vous coule sur le visage quand vous attendez un assaut de l'ennemi?

Il était las. Oui, las de ressasser, las de ne pas parvenir à oublier, usé d'avoir trop vu et vécu. Il avait encore l'odeur âcre de la chair brûlée des équipages des chars en flammes, il avait encore le goût de la poudre quand une douille était éjectée, il sentait encore sur sa peau la froideur de la peur quand elle venait vous alerter qu'un obus pouvait, à tout moment vous faucher... Et surtout, il entendait encore et toujours les hurlements, les pleurs, les cris, les gémissements des blessés, qu'ils soient ou non des copains. Ces cris, ils hantaient ses nuits, le terrifiaient, lui glaçaient les chairs jusqu'à la souffrance au plus profond de son être. Et il fallait oublier... Mais comment oublier?

Quand il était revenu, tout avait changé. Non que son village ou sa famille, ou encore sa fiancée avaient changés, mais lui, c'était quelqu'un d'autre. Son coeur avait été brisé puis suturé par la dureté des épreuves. Son âme était rapiécée, faite des débris de ses illusions, et recousus à coups de détermination et de reniements. Il avait tué, il avait été blessé, et s'était convaincu de devoir haïr celui d'en face. Foutaises! L'ennemi? Quel ennemi? Ce gosse qui appelait sa mère après avoir eu la jambe arrachée par un éclat d'obus? Ce pauvre type au visage miné de fatigue qui fixerait éternellement le ciel azur de Normandie? Ou encore cet autre gars qui s'était rendu, parce qu'il en avait marre de se battre... et qu'un autre de son campa avait descendu parce qu'il le voyait comme un déserteur? Il est si facile de se faire des idées sur les combats tant qu'on n'a pas vu ce que cela veut réellement dire.

Son flanc était balafré, comme le serait la portière d'une vieille voiture ayant connue les affres de la circulation et du temps. Cette blessure, c'était sur le chemin menant à l'Allemagne qu'il l'avait récoltée. On l'avait ramassé, mourant, l'aine dégoulinant de son sang caillant à cause du froid. Les Ardennes avait failli être son tombeau, et la France son dernier voyage. Il avait survécu. Pourquoi lui plus qu'un autre? Pourquoi son voisin de chambre était mort le lendemain de son arrivée? Quelle était la règle? Il n'y avait pas de règle, ce n'était ni un jeu ni une loi, tout était évènement, et au jour le jour les soldats vivaient dans l'attente de leur sort.

Il était revenu. Sa distance avec les vivants avait été insupportable pour sa fiancée. Ses cauchemars nocturnes une source perpétuelle de malaise et de peur. Il avait failli sombrer dans l'alcool, et ce n'était que la rencontre avec sa femme qui l'avait arraché aux bras d'une mort plus lente et plus douloureuse encore. La déchéance des anciens combattants était courante. Chacun trouvait sa manière de s'évader, que ce soit l'alcool, pour certains la drogue, ou encore la fuite en avant. Lui, elle lui avait sauvé la vie. Il ne pouvait donc pas se laisser aller, il lui avait promis de vivre jusqu'au bout, tant que ses forces pourraient le soutenir. Ainsi va la vie, ceux qu'on aime partent, d'autres restent ou vous survivent, et au milieu de nos proches on se cherche des raisons d'exister, avec volonté, acharnement, avec la terreur de ne plus avoir de raison de s'accrocher.

Puis, un matin comme tous les autres, il finira par s'affaisser sur la balancelle, les paupières closes, le visage apaisé du poids de la culpabilité, le coeur vidé des horreurs de son passé. Il ne s'est jamais considéré comme un héros; il ne s'est jamais vu comme étant quelqu'un de différent. Il a vu la guerre, il l'a vécue comme tant d'autres, un anonyme sur les listes de ceux envoyés au front. Il était un gamin en partant, un fils de paysan candide et excité par le voyage vers le vieux continent. Il était revenu vieilli, meurtri en dedans, blessé au dehors, marqué à jamais par ce qu'il avait fait pour survivre. Les voisins le trouveraient là, ils pleureraient ce vieux bonhomme un peu têtu, toujours aimable bien qu'un peu rude, et sa famille accompagneront sa dépouille jusqu'au cimetière. Quelqu'un fera sonner le clairon, parce qu'il faut marquer la disparition d'un soldat de cette manière, parce qu'il faut bien se souvenir de ce qu'il a fait pour une haute idée de la liberté. Croyait-il en ces idéaux, en ce patriotisme si brutalement mis en avant pour les nouvelles générations? Il n'aura jamais crû en autre chose qu'en le fait qu'on avait fait de lui un assassin, un homme doux et affectueux transformé en bête brutale et insensible. Qui se souviendra de ces gens brisés dans dix, vingt, ou bien cent ans? Qui saura ce que lui a pu ressentir? On l'oubliera, on arrêtera de fleurir sa pierre tombale, et, comme tant d'autres, son souvenir sera noyé dans le fleuve de l'Histoire. Sa petite histoire, elle, après avoir été réelle, sera souvenir, puis anecdote, pour finir effacée de la mémoire collective. Ainsi vont et viennent les vivants, ainsi partent les morts.

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