31 janvier 2014

Abstrait

C'est en regardant tard dans la nuit des documentaires, que je me suis rendu compte d'une chose que je soupçonnais déjà, à savoir que la télévision, et plus largement les médias "animés" rendent les choses concrètes particulièrement abstraites. En effet, faute de vivre des évènements, ou pire encore de pouvoir simplement les comprendre, il se révèle souvent difficile d'être ému, ou juste concerné par les images qu'on nous sert. Dans l'absolu, on pourrait croire qu'il s'agit là du détachement naturel de l'individu, et que chacun de nous ne s'inquiète pas outre mesure de ce qu'il voit. Si j'avais à caricaturer la situation, cela serait de présenter un Monsieur Tout le monde, affalé dans son canapé, qui assiste aux horreurs d'une guerre civile tout en dégustant une pizza fraîchement sortie de son four. Et pourtant, quoi de plus concret que l'atroce froideur d'un objectif de caméra? Quoi de plus chirurgical que cet oeil intransigeant qui, faute de sentiment, se régale de nos travers et de notre barbarie ordinaire?

On pourrait, bien entendu, rétorquer avec aisance qu'il y a un besoin d'explication, et que chacun pourrait être tout à fait ému par le regard d'une fillette qui sanglote, par la douleur d'un homme usé par les combats, ou attendri par deux animaux qui jouent dans la forêt. Il n'en est rien: nous pouvons nous laisser entraîner dans l'émotion que quand celle-ci s'applique à détailler une forme, une personne, bref quelque-chose qui nous est réellement proche, ou tout du moins abordable. Peu de gens ont le sang qui se glace à la vue du champignon atomique d'Hiroshima, mais beaucoup sont épouvantés en voyant les larmes d'un gosse atrocement brûlé suite à cette explosion. Est-on donc froids avec le nombre, et sensibles avec l'unité? J'ai dans l'idée que l'Homme n'appréhende pas les "grandes choses", et préfère bien souvent se réduire à ce qui est à sa portée, à savoir une personne, ou tout au plus quelques personnes... En tout cas, tant que c'est dans l'écran.

Depuis plusieurs années, je m'échine à râler contre la récupération des malheurs d'autrui, notamment concernant celles et ceux qui instrumentalisent les actes barbares des gouvernements du passé. On peut en citer des quantités: le régime nazi, les horreurs sous Pinochet, l'attitude ignoble de Pol Pot, ou encore le cynisme Chinois sur la place Tian An Men... mais tous ont un point en commun, du moins pour le spectateur ordinaire: il sait de quoi l'on parle (et encore...), il arrive à conceptualiser l'horreur qu'il a sous les yeux, mais de là à être touché, il y a un énorme pas qui n'est que très rarement fait. C'est trop "abstrait", trop "lointain" du spectateur, car, dans le fond, quoi de plus abstrait que des images ayant plus de cinquante ans, quoi de plus intouchable que le visage de criminels de guerre morts depuis des décennies? Difficile de reprocher à ce quidam de ne pas se sentir concerné à chaque fois qu'il se prend un énième exemplaire d'un documentaire lambda sur la barbarie des camps de la mort par exemple. Il ne s'agit ni de cynisme, ni d'inconséquence morale, juste que le temps fait son oeuvre, et que bien que n'acceptant pas ces images comme étant "ordinaires", notre spectateur se contentera de dire un "plus jamais ça" mou et relativement peu déterminé. Normal, l'abstraction de l'image est liée à celle du temps qui passe. Faute de témoins proches pour transmettre un sentiment, celles et ceux ne s'inquiétant plus de l'image vont donc laisser filer l'occasion de comprendre le passé, pour que l'avenir soit meilleur.

L'oeil humain a cette capacité de distinguer le "vrai", le "faux", et ce que j'appelle 'l'abstrait", et donc de segmenter son niveau de perception. Le "vrai" sera sous ses yeux, en direct, sans intermédiaire technique. Il vivra l'évènement, et sera donc nécessairement touché d'une manière ou d'une autre. Le "faux" sera tout aussi distinctif, avec par exemple les fictions de cinéma, ou encore les jeux vidéos. Par contre, "l'abstrait" paraît bien plus complexe à traiter, car le recul créé par le tournage, ou encore l'âge avancé des images nous poussent à hésiter (intérieurement s'entend) entre "vrai" et "faux". Comment ne pas être sidéré quand on annonce des millions de morts dans des camps, et ne pas être tout simplement incrédule face aux charniers, tout simplement parce que cela semble si démesuré qu'on se dit "c'est impossible de faire tout ça! C'est inhumain!". Là, il y a un vrai problème de fond, car, finalement, se détacher ainsi involontairement de faits, et non de propagande et/ou trucages, c'est nécessairement être amené à en diminuer tant l'impact, que notre capacité à lutter contre un éventuel retour de telles choses.

Il y a quelques années de cela, nous avons vus la rue soi-disant se révolter contre le FN, ceci durant les présidentielles de 2002. Parlez en à la génération qui vient d'obtenir le droit de vote, et vous constaterez une froideur bizarre de leur part, tant parce que cela n'appartient pas à leur temps, que parce qu'ils estiment, à tort, que c'était un incident isolé, une sorte de dérapage politique unique en son genre. La situation actuelle nous prouve strictement le contraire: d'une part, "la rue" précitée n'était pas la foule réelle, mais bel et bien une part congrue de l'électorat. D'autre part, il est fondamentalement possible de voir un vote extrême reprendre du poids dans les urnes. Et en fin, ce n'est certainement pas "la rue" de l'époque qui ira demain voter à nouveau contre le FN.
Relevez bien ce que je dis: en refusant de voir les défilés de 1933 comme étant un avertissement sévère contre la démocratie, en prenant ces marches aux flambeaux comme étant "du passé, on s'en fout", c'est autoriser que, demain, d'autres reprennent le chemin du pouvoir, et ce via les mêmes méthodes, la même idéologie de fond. Je parlais du FN, non pour dire qu'ils sont de cette veine, mais pour mettre en lumière les comportements liés à leur parti. Je songe bien plus à tous ces mouvements naguère discrets (bien qu'influents) qui, aujourd'hui, reprennent le devant de la scène: catholiques radicalisés, extrêmes de gauche et de droite, bref tout ceux qui renient les politiciens en place peuvent nous amener à revoir de tels mouvements.

Je déteste qu'on amalgame les partis à des idéologies antérieures. L'actuel NPA est un héritier direct de la gauche communiste révolutionnaire, tout comme le FN pourrait, pour ses membres les plus durs (ex MNR) être classés parmi les groupes fascisants comme il en existe tant en France. Ce n'est pas cet héritage qui fait que, pour autant, ils iraient refaire les mêmes erreurs, tenir les mêmes discours. Prenez chaque parti pour ce qu'il dit aujourd'hui, pour ce qu'il envisage pour demain, à la lumière de ce qui s'est fait dans le passé. Le monde a eu ses horreurs de gauche, de droite, bref de tous les mouvements possibles en politique. Ces ignominies sont aujourd'hui visibles grâce aux progrès de la technologie, et non absolument rien d'abstraites. Songez donc à ne jamais oublier, en vous bâtissant une vision de l'instant présent. Vous aussi, un jour, vous serez "l'histoire", et l'on vous regardera sans doute avec la même réaction froide à travers un écran quelconque... Alors laissez une trace, parce que c'est probablement la seule chose qui reste de nous une fois partis: le souvenir. Laissez le souvenir de quelqu'un qui a pensé, et non pas de celui qui s'est laissé mener. Et je crois que les regards des déportés à la libération d'un camp doivent absolument autant nous toucher aujourd'hui, qu'ils touchèrent leurs libérateurs.

2 commentaires:

JeromeJ a dit…

Merci pour la lecture.

" bref tout ceux qui renient les politiciens en place peuvent nous amener à revoir de tels mouvements."
Pas toujours non. Les "mauvais" (désolé pour le raccourcis manichéens) emploient quasiment toujours cette méthodologie, oui.

Mais être contre l'ensemble ou une grande partie du système établi (dépend beaucoup de la définition qu'on donne à ce mot) n'implique en rien être de ceux là.

On ne voit pratiquement que ceux qui sont sous les feux de la rampe, ils ne sont pas bons et utilisent ces méthodes. Donc les gens associent ces paroles à "ce sont donc de mauvaises personnes", mais je dirais que, non, méfiance, c'est pas toujours le cas.

Et c'est, peut-être, un effet voulu: afin de démonter ceux qui oseraient remettre en question X, créons de faux personnages vils et dangereux qui remettront également en question X et le peuple fera l'association, bannissant ainsi tout ceux osant remettre X en question, même les "bons".

:) Juste mon humble opinion. À chacun de se forger sa propre opinion.

J'aime bien ton dernier paragraphe à propos du fait que demain nous serons ferons aussi partie du passé et nous serons regardés et jugés avec la même froideur. Je n'ai personnellement pas trop envie que dans le futur ils disent de nous "Mais qu'est-ce qu'ils ont foutu ?" ou "Mais pourquoi n'ont-ils pas réagis ?", etc.

JeFaisPeurALaFoule a dit…

Malheureusement... tu seras énormément déçu, parce que nous reprochons toujours à nos ancêtres de ne pas avoir eu de clairvoyance sur de nombreux aspects, alors que nous-mêmes nous ferons, nous aussi, des erreurs tout aussi grossières et dramatiques.

L'Histoire est faite par les Hommes, et c'est pour cela que, justement, elle se révèle atroce.