26 septembre 2011

Maton

Ils sont là, debout, les uns à côté des autres, observant face à eux dans une posture stoïque et ferme. Comme prêts à prendre un élan final, la tension est à son paroxysme. Tous, ils sont ressorts humains, tendus, cambrés dans l’effort pour ne pas échouer dans leur poussée. Pourtant, ce ne sont pas des coureurs dans un stade, loin de là, parce que l’échec, le moindre faux pas, et ce n’est pas une mauvaise place qui les attend, mais bel et bien l’élimination. Que faire ? Ne pas réagir, stagner, ou bien tenter sa chance jusqu’au point final, celui qui, en principe, accorde la victoire et la liberté ?

Ils se jaugent les uns les autres, ils scrutent les réactions du surveillant, attendant que son attention se focalise sur autre chose. Que fait-il ? Il se tourne, il regarde ailleurs, et chacun des détenus de ce jeu pervers s’élance frénétiquement vers un destin incertain. Attention ! Il se retourne ! Instant limite, seconde où la vie et la mort se décident… Ils s’arrêtent, feignant l’immobilité, l’inintérêt total pour le gardien qui, le regard noir, ne peut pas les accuser d’avoir désobéi aux ordres. Cela dure une éternité. Il ne veut pas surveiller autre chose, il les tient et les presse par la simple force du pouvoir qu’il détient entre ses mains. Cruel, conforté dans sa pleine et toute puissance, le personnage va leur faire subir l’enfer par sa simple scrutation de l’aire plane qui est sous ses yeux. Sourire en coin, joie d’être le maître face aux esclaves, ce n’est qu’à contre-cœur qu’il se retourne enfin, tenu qu’il est par son rôle à la fois jubilatoire et ingrat.

Alors, dans un élan désespéré, ils reprennent la course, ils se jettent individuellement dans un effort qu’aucun autre ne peut faire pour eux. C’est ainsi, il n’y a pas de solidarité, pas d’entraide, il faut survivre pour soi-même, quitte à ensuite devoir vivre avec des remords. Ils se jaugent, se saluent avec timidité et dépit, comme s’ils sentaient, tous autant qu’ils sont, l’absurdité de leur situation pourtant commune. La règle est pourtant simple : fuir, mais sans être vu. Celui qui est vu est éliminé. Il n’y a rien d’autre, rien de plus, rien de moins, une loi immuable et impitoyable qui ne souffre pas la moindre critique. Commenter ? C’est refuser la loi, refuser le jeu, et donc être éliminé avant les autres. On n’infléchit pas le système, on le subit, et seul le gardien, et bien lui seul, a pouvoir de vie et de mort sur ses victimes en puissance.

Nouveau coup de frein… Vain pour certains. Le gardien rit aux éclats, et désigne de l’index ceux qui sortent définitivement. Un par un, ils disparaissent à jamais de la partie, ils ne sont pas même une trace dans le sable de la cour. Ils étaient là, et maintenant, ils ne sont plus qu’un souvenir pour ceux qui sont encore là. Quelques pas, rien que quelques pas, une foulée, deux tout au plus, et la sortie, la liberté seront là. Le gardien est conscient de cela, et il ajoute alors de la théâtralité à ses regards détournés. Il veut les provoquer, créer une tension les poussant à la faute… Et certains cèdent. Ils foncent, sont pris sous son œil cerbère, et disparaissent, le tout accompagné par son gosier râlant une moquerie cruelle. Le gardien gagne, le coureur perd, telle est la loi immuable.

Enfin, ils ne sont plus que deux…

Plus qu’un seul…

Il lui reste quelques pas à faire ! C’est enfin la délivrance, s’il échappe au maton, il aura sa récompense, sa liberté, sa victoire malheureusement coûteuse à son cœur tant il aura laissé de camarades sur le carreau. Tant pis, il faut vivre, survivre, avancer, ne pas céder à ce pouvoir omnipotent…

Et là, la voix du gardien, toute proche, lance à tue-tête : « Un, deux, trois.. SOLEIL ! »

Victoire du gardien, et sonnerie de fin de récréation, le gardien redevient élève, et les victimes se relèvent pour rejoindre la salle du cours élémentaire.

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