31 mars 2011

Le parrain

Sous ce terme assez ordinaire se cache une des plus fameuses trilogies du cinéma mondial. Qui n’a pas entendu parler du parrain, de cette saga sur la famille mafieuse des Corleone ? Qui n’a pas vu le cliché de la mafia à l’italienne, dans les traits bouffis et sérieux à la fois de Marlon Brando ? L’œuvre de Mario Puzo a été convertie au cinéma avec virtuosité par Francis Ford Coppola présente donc quelque chose de totalement à part dans le cinéma, à tel point que tous les films parlant de la mafia seront par la suite comparés à cette trilogie. Pourtant, un film qui a pour sujet le « milieu », ça ne peut pas plaire, ça ne peut pas être magistral, dixit les critiques de l’époque. Coppola a démontré le contraire, et a mis en scène une œuvre exceptionnelle. Je m’en vais donc parler de la force de la trilogie, ainsi que son impact culturel.

Commençons par l’histoire. La trilogie décrit environ cinquante ans de l’existence d’une famille italienne ayant migrée aux USA. Le père, personnage central, est parti suite à un règlement de comptes en Sicile. Sa mère assassinée, le gamin se voit donc envoyé à New-York afin qu’il ait une chance d’échapper à la vendetta. Grandissant quasi seul, et apprenant les ficelles de l’économie locale des quartiers italiens de la ville, il découvre qu’il est capable d’exercer un certain pouvoir grâce à des amis fidèles, et grâce aussi à une forme étrange de culture du respect de la mafia. Après plusieurs décennies de contrôle, d’augmentation de son influence, l’homme sera donc face à sa propre famille, à ses fils, et à d’autres familles mafieuses qui se disputent le pouvoir et les territoires. Le premier film installe donc l’histoire au moment où le père Vito Corleone (Marlon Brando) doit prendre des décisions cruciales pour l’avenir de ses trois fils : Frédo (John Cazale), Sonny (James Caan) et Michael (Al Pacino). Frédo, un peu simplet face à ses frères, est souvent relégué à des tâches subalternes. Il est donc incapable, en principe, de prendre la suite des affaires. Sonny, lui, est l’héritier tout désigné, car son tempérament et ses pratiques sans scrupule en font un homme capable. Michael, lui, est parti au front pour faire son devoir. Tenu à l’écart par son père, il se révèlera être le seul apte à reprendre le flambeau des affaires familiales, après le meurtre de Sonny.
Le second film se concentre plus sur l’arrivée de Vito en Amérique, ainsi que sur sa montée en puissance. Vito Corleone jeune est campé par Robert de Niro. Le film met donc en perspective cette jeunesse, et l’ascension de Michael dans les années 50. Le dernier film est l’épreuve finale, avec la dislocation de la famille, et la mort finale de Michael.
La saga se développe donc depuis l’avant guerre avec l’enfance de Vito, jusque dans les années 70, avec le décès de Michael Corleone. Là où elle est très marquante, c’est que visuellement les reconstitutions sont impressionnantes, et souvent teintées d’une sorte de nostalgie latente. On ne peut qu’être pris dans le mouvement, tant l’esthétique est léchée et soignée ; chaque plan, chaque angle est mis au service de l’émotion, et le jeu des acteurs est particulièrement à la hauteur. Difficile de ne pas reconnaître les qualités de réalisateur de Coppola sur cet aspect.

Maintenant, concentrons nous sur les aspects qui font de cette série une œuvre qui reste, trente ans après le premier opus, quelque chose de sulfureux et délicat. Déjà, le sujet initial dérange. On ne met pas des « méchants » en avant, on ne revendique pas les qualités de fidélité et d’efficacité des crapules. Bien sûr, dans l’absolu, on pourrait prendre la série de films pour une publicité masquée pour la mafia, et au surplus lui reprocher de potentiellement être complaisante avec le sujet. Or, la vérité est bien différente. La trilogie se révèle être désespérée, car elle détruit peu à peu ses principaux protagonistes. Le père, Vito, meurt d’un infarctus en voyant son fils qu’il voulait être épargné lui succéder. Sonny est assassiné du vivant de ses parents. Il paie le prix du sang pour avoir voulu partir en guerre contre les autres familles. Frédo meurt, sur l’ordre de son propre frère Michael, parce qu’il a trahi la famille. Le seul répit qui lui est accordé est de mourir après le décès de sa mère. Michael meurt en ayant vu sa fille décéder dans ses bras. Tous les principaux protagonistes décèdent donc, après avoir souffert de voir les autres périr. Le destin de cette famille n’est donc ni glorieux, ni à l’avantage de la description de la mafia. Pire encore, elle définit nombre de codes sinistres comme le fait de tuer, de pratiquer le chantage, la menace ou la trahison. L’univers du parrain est donc sombre, malsain parfois même effrayant.

Il faut noter que les personnages sont très typés : Sonny est l’exemple de l’homme latin, emporté, bavard, parfois même prétentieux. Il semble tenir de l’archétype de l’Italien du sud au sang chaud. Michael est son opposé total : réfléchi, serein, calculateur, il se manifeste comme étant tout le contraire de ce qu’on pensait de lui. N’ayant au départ pas baigné dans les affaires, il est un temps vu comme un timide, presque effacé. Au final, c’est un parfait parrain, digne de son père. C’est en cela que la trilogie est sublime et triste aussi, car Michael devient donc un parrain, en sacrifiant à l’autel de la « famille » sa véritable famille. Ses enfants le fuient, il divorce avec sa femme, et se retrouve bien seul pour la fin de sa vie. Il meurt d’ailleurs dans un plan final marquant sa déchéance tant physique avec la maladie, que morale avec sa solitude d’être assis sur une chaise, au milieu d’un immense jardin, sans personne autour. Ce dernier morceau vient un peu en contrepoint de la scène finale du premier film, où Vito meurt d’un infarctus en jouant avec son petit-fils. Nul doute n’est permis : le pouvoir corrompt et détruit. Il a brisé les vies de tous les Corleone, et tous paient le prix tant du sang que de l’âme brisée.

Enfin, je trouve impressionnant l’impact qu’ont ces films sur la société. On ne peut plus songer à un mafieux sans voir un de ces hommes en costume typé années 50, le chapeau mou et la mitraillette à la main. On ne peut plus songer à la corruption sans prononcer le mot mafia. On n’arrive plus à suggérer un monde de corruption sans s’attendre à un type dans l’ombre, à l’accent Italien prononcé. On ne peut plus envisager de faire un film sur le sujet sans risquer la comparaison avec ces trois œuvres. Marlon Brando, après des années de traversée du désert, a trouvé là un rôle monumental, où il a montré tout son art et sa compétence. Malgré une carrure particulière, malgré une voix volontairement éraillée (après que Vito ait pris une balle dans la gorge), l’homme semble être un titan. Mi terrifiant, mi fascinant, Brando a su jouer la finesse et la brutalité dans le même personnage. Pacino, jeune, aborde le rôle avec une retenue tout à fait stupéfiante. Fin, inquiétant par un regard glacial, le jeune homme démontre un véritable tempérament tant de chef de clan, que d’assassin froid et sournois. Il y a une scène de meurtre où Michael tue celui qui a tenté de tuer son père. Il y est magistral de sang-froid et de violence libérée. De Niro, en Vito jeune, est l’exemple même du jeu intelligent, alternant un sourire amical et enchanteur, avec une capacité à tuer sans remord. C’est par un meurtre qu’il prend d’ailleurs sa place dans son quartier de New-York. Enfin, tous les autres acteurs ajoutent à ce drame des personnages dignes de figurer dans le théâtre grec. Depuis la mère qui contrôle sans en avoir l’air, jusqu’au frère traître, en passant par les amis qui n’en sont pas, et les ennemis qui savent être amicaux, tout est bâti pour que le spectateur ne perde pas de vue les faits : la mafia, c’est la perte de l’âme. Et nous autres, nous le constatons avec douleur.

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