07 décembre 2010

Opération noire

L’iconographie cinématographique n’hésite jamais à grossir les traits concernant tant la politique que les manipulations en arrière-plan, notamment quand il s’agit d’exactions fomentées par les services secrets. C’est une évidence : l’espion rejoindra un service généralement tourné en clair-obscur, il sera systématiquement vêtu d’un costume apparemment neutre, mais toujours suffisamment distinctif pour qu’il soit visible dans la foule lors des plans séquence, et au surplus le téléphone de bureau, l’ordinateur, tous les accessoires propres à rappeler la bureaucratie seront utilisés à outrance pour décrire les plans d’action comme des choses immuables, définitives, impitoyables car mécaniques. Qu’en est-il de la réalité ? Est-ce aussi « simple », ou est-ce aussi complexe que certains films le laissent apparaître ? Avec l’avènement des théories du complot, force est de constater que les scenarii les plus tordus s’étalent en cinémascope, avec des ficelles difficiles à dénouer, le tout jusqu’au dernier instant du film. Pourtant, je crois que la vérité est autrement moins manichéenne, car je suis convaincu que tous ces agents, ces espions agissent et s’adaptent en fonction des évènements. Pourtant, on pourrait croire qu’il y a une ligne directrice, des constructions stratégiques pour justement tendre vers un résultat, mais je crois que ce n’est pas aussi clair ni aussi pointu qu’on oserait l’espérer.

Et si je vous faisais lire un scénario d’espionnage bien classique, charpenté de manière très ordinaire, pour ne pas oser dire « cliché » ? Jouons avec les codes, avec les définitions, et voyons si, au final, le tout semble crédible ou pas.

La salle principale du service d’étude documentaire se trouvait au troisième étage d’un bâtiment anonyme du centre ville. Neutre, gris au point de se confondre avec les autres immeubles, ce coin d’avenue hébergeait pourtant nombre d’opérations des plus inavouables : écoutes téléphoniques, services dédiés au décryptage de communications sécurisées, analyse de documents spéciaux, rédactions d’ordres illégaux, on y épluchait la vie des citoyens et des criminels sans distinction, sans la moindre considération pour la vie privée. Le haut intérêt de la nation passait avant tout. Dans la grande salle s’entassaient une cinquantaine de fonctionnaires zélés, répartis dans des box créés à partir de cloisons temporaires. Chaque employé avait ses deux téléphones, son ordinateur protégé, et son bureau pourvu d’un classeur fermant avec une clé sécurisée. Leur boulot ? Dépouiller d’innombrables coupures de presse, extraits de courriers, transcription d’écoutes, et d’en recouper les résultats pour éliminer l’ivraie inutile du bon grain. Cela pouvait prendre des mois d’analyse que de trouver l’information intéressante, le secret qui ne devait jamais sortir. Un bon analyste pouvait aussi s’épuiser sur un dossier strictement inutile, mais vérifié et recoupé « au cas où », notamment dans le cas de personnes sensibles comme des experts scientifiques, des officiers, ou encore des diplomates en poste à l’étranger, en territoire inhospitalier.

A force de découpage, l’employé X avait eu, semble-t-il, une révélation : il avait découvert, selon sa conviction intime, qu’un agent ennemi s’était infiltré dans l’équipe d’analyse, et qui remontait donc nombre de résultats propres à aider l’adversaire dans nombre de dossiers brûlants. Pris indépendamment, les pièces analysées n’avaient rien en commun : une négociation économique qui avait lamentablement échouée, des tractations difficiles pour récupérer des otages civils, ou bien encore des incidents militaires incompréhensibles en zones pacifiées. Difficile de procéder à un recoupement cohérent, sauf à se demander pourquoi tout ceci se produisait. Et là, l’illumination, la révélation, il y avait quelqu’un qui avait fourni de quoi déstabiliser ces dossiers. Le marché de plusieurs milliards qui échoue ? Il suffisait de fournir nombre de pièces prouvant que le prix pratiqué était exorbitant. La négociation des otages ? Facile, surtout en dénonçant dans les médias que l’état s’abaissait à traiter avec les terroristes. Une opération militaire tournant à la bavure ? Fournissons donc les plans de déplacement des forces spéciales à l’ennemi, par l’entremise d’une personne de bonne volonté. Mais qui diable avait donc autant de poids pour agir de la sorte ? Qui pouvait donc torpiller les actions de l’état ? Et surtout, pourquoi ?

X retourna longuement la question dans sa tête. Argent, chantage, motivation morale ou politique, il fit la revue de tous les prétextes possibles à la vente de secrets aussi sensibles. Bien sûr qu’il avait vu et lu les fuites de Wikileaks, bien sûr qu’il doutait même de la fuite en supposant, comme beaucoup, que le tout avait été orchestré par la CIA pour justifier une augmentation de la sécurité des discussions, donc du budget. Mais là, c’était concret, c’était de la donnée de terrain, propre à envoyer à la mort nombre de gens. Quelques mots pour les tuer tous. Quelques mots pour provoquer des crises majeures. Quelques mots pour dénoncer et bloquer un sauvetage qui aurait du rester secret. Qui accuser ? Parmi la cinquantaine d’employés, lui y compris, tous avaient accès à ces différents dossiers, et il ne lui fut pas difficile de constater que plus de la moitié des analystes avaient, tôt ou tard, eu recours à ces dossiers pour approfondir des enquêtes en cours. Quoi de plus logique : on vérifie le comportement parfois douteux d’un ministre d’un gouvernement africain, et il s’avère que c’est à proximité de son pays que s’arrivent des enlèvements, donc on creuse la piste pour s’assurer qu’il n’y est pas mêlé. Une négociation échoue, et une entreprise étrangère concurrente obtient le marché à milliards, on investigue donc du côté des négociateurs pour trouver s’il n’y a pas eu fuite parmi eux. Et ainsi de suite.

Et là, le doute : s’adresser au chef ? Et si c’était lui, la taupe ? Après tout, nul n’est innocent en ce bas monde, surtout quand il s’agit d’espionnage. Alors lui parler, cela pouvait vouloir dire mourir, disparaître, ou voir sa vie foutue en l’air, manipulée et torturée avec talent par des experts en désinformation. Personne n’est réellement propre, surtout aux yeux des services secrets. Il fallait pourtant agir, et vite, trouver des gens avec qui échanger l’information, ne serait-ce que pour se protéger. C’est là que la confiance est mise à l’épreuve, car après tout, s’il y a un traître, il faut tôt ou tard se trouver des alliés, et seule la confiance irrationnelle est capable de faire le « bon » choix. X choisit donc d’en référer à son chef, de lui montrer ce qu’il avait compris, analysé, et surtout découvert. Après tout, c’est à la hiérarchie que revient le triste devoir d’intervenir pour régulariser la situation. En sueur, tremblant presque, X édita la documentation complète, ainsi que ses grilles d’analyse. Le dossier prit vite de l’ampleur, emplissant une pochette, puis une deuxième, pour finalement remplir quatre pochettes. Il se leva, et, fébrilement, se rendit chez son chef de service.

L’homme était assis derrière un bureau ordinaire, simplement différencié du reste du service par le fait qu’il était indépendant du grand espace des analystes. Affaire au téléphone, tout en tapotant sur son clavier, il semblait profondément inspiré par sa discussion. L’attente parut interminable, et X frémit à l’idée de s’être peut-être trompé. Après tout, une analyse, cela ne vaut pas plus que quelques mots sur un papier, et accuser quelqu’un de trahison, c’était autre chose que de pointer du doigt un terroriste potentiel, un inconnu, quelqu’un qu’on pourrait innocenter par la suite. Quand le chef fit enfin mine d’écouter son subordonné, celui-ci eut d’abord du mal à s’exprimer. Troublé, un peu perdu, il se lança dans plusieurs directions, perdant le fil pour le retrouver quelques phrases plus tard. Circonspect, son supérieur lui demanda de reprendre calmement, de faire le tri dans ses idées, et de détailler le cheminement de l’analyse. X prit une grande inspiration, et il se lança dans un exposé brillant, circonstancié d’environ trente minutes. Exalté par sa conviction, il traça nombre de schémas, de liaisons sur un tableau de conférence, annotant occasionnellement les liens pour préciser ce qui menait immanquablement à sa conclusion : un traître était parmi eux.

Quand il eut enfin terminé, son chef le pria de fermer correctement la porte, de la verrouiller, et de s’asseoir. Joignant ses mains en signe de réflexion, l’homme sembla pénétré d’une méditation profonde, comme s’il avait un aveu à faire. Lentement, il fit répéter plusieurs affirmations à X qui répéta mot pour mot ses conclusions. Alors, le chef, apparemment satisfait, arborant un sourire teinté de cynisme, lança plusieurs éditions sur son imprimante personnelle. Une fois les documents sortis de la machine, il les étala devant son interlocuteur, et se mit à compléter les « trous » du raisonnement de son subordonné. Le dossier de la vente de technologie qui a échoué ? Le but n’avait jamais été de leur vendre quoi que ce soit, mais au contraire de le leur faire croire, et de saboter volontairement la négociation. Pourquoi ? Pour leur sembler être des escrocs pour qu’il n’y ait jamais d’entente, tout en faisant croire, à l’international, que l’état acceptait de traiter avec cet état classé « presque voyou ». La négociation des otages ? On organisait un acte de propagande pour montrer que l’état se préoccupait des otages, tout en refusant de payer quelque rançon que ce soit. Cela donnerait le temps de monter une opération de libération, ou bien de contre-attaque à travers une intervention d’un tiers moins visible. Pour les soldats morts au front ? Il fallait absolument qu’il y ait une action militaire dans la région, et question fuite, il n’y avait jamais eu la moindre zone démilitarisée dans le coin. Ajouter le doute, la suspicion, cela faciliterait le travail des services secrets à qui l’on donnerait plus de libertés et une plus grande largesse dans leurs prérogatives. Désinformer, prêcher le vrai pour le faux, vendre et acheter le silence, tout n’était donc qu’écran de fumée. Après tout, faire croire à l’ennemi qu’on est son allié, ce n’est pas tant danser avec le diable, que de faire croire au diable que l’on danse avec lui.

X fut estomaqué. Il avait donc cru lire une trahison d’une personne, alors qu’il y avait eu manipulation totale de l’information. Le monde était donc convaincu qu’on traitait avec les terroristes, qu’on vendait notre âme, alors que c’était au terroriste qu’on faisait croire qu’on traitait avec eux. Jeu de dupe où les vrais alliés savaient certainement que tout ceci n’était rien moins que de la déformation de réalité. X n’osa d’abord pas dire un mot, puis il demanda à son chef le sens de ces actions. Celui-ci, calme, serein, évoqua alors une petite histoire tirée d’un film.

« Un oisillon, en hiver, se mit à brailler tout son saoul. Une vache, passant par là, lâcha sur lui une grosse bouse. Embourbé, l’oisillon se rendit vite compte qu’il était au chaud…. Et en fut content. Malheureusement, ses cris avaient alerté un renard qui s’approcha, saisit l’oisillon, le décrotta dans la neige, puis finalement le mangea d’une seule bouchée.

Moralité : Celui qui te met dans la merde ne le fait pas forcément pour ton mal, et celui qui t’en tire ne le fait pas forcément pour ton bien ».

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