10 décembre 2010

Mort apaisante


Tandis que s’affolent les gens pour faire leurs derniers achats de noël, d’autres luttent pied à pied avec le froid, la torpeur du sommeil qui vient quand le corps se refroidit. Atroce idée que celle d’anonymes qui s’assoupissent à jamais dans les villes modernes des pays riches, idée insoutenable qu’ils tombent d’épuisement, tandis que d’autres gaspillent sans vergogne et se moquent de la misère au dehors. Il faut croire que la misère serait donc plus belle quand elle est couverte par une pellicule de neige, comme si l’horreur de la vie errante serait moins intenable quand on la supporte en hiver. Notre vue est déjà réduite quand il s’agit des autres, mais c’est bien pire quand il s’agit de s’oublier soi-même. Je me dis que l’impuissance individuelle n’est qu’une façade, qu’une façon de se détourner de nos obligations morales. « Je ne peux rien y faire » est si facile à dire, il est si simple de se résoudre à ne pas agir...

Noël approche à grands pas, et son cortège de propagande consumériste n’a de cesse de nous harceler. Publicité, télévision, radio, tout est bon pour nous faire consommer et nous faire oublier que nous ne sommes pas tous bien lotis, au chaud, assis à table pour déguster un bon repas. D’autres se contentent de nos restes, ou survivent grâce à des tablées qu’on leur met à disposition dans des centres d’aide. Charité, entraide, humanité, que de mots vides quand ils sont proférés par celles et ceux qui s’en préoccupent le temps d’un passage à la télévision, le temps d’une publicité personnelle malsaine. D’autres, des anonymes, des petites mains déterminées, continuent la besogne hors caméra, parce qu’une vie n’a pas de prix, parce qu’un homme, ça ne se compte pas en monnaie. Un homme, une femme, c’est une existence, quelque chose de plus précieux que tout. Je les admire, connus et inconnus, qui n’arrêtent pas le combat contre la misère une fois que les médias se sont désintéressés du sujet. Qu’honneur et respect leurs soient destinés, je les admire dans cette volonté de donner, d’offrir sincèrement leur cœur de la sorte.

Il est tombé beaucoup de neige sur Paris et sa banlieue. Les routes ont été paralysées, nombre de conducteurs malchanceux furent pris au piège dans leurs voitures. Ils ont vécu ce que d’autres vivent au quotidien, à savoir se calfeutrer dans un endroit exigu, se réchauffer comme on peut, en espérant que le redoux va vous tirer de ce temps infernal. Etait-ce un drame que de subir les éléments ? A mon sens, Paris, comme toutes les villes du monde, vient de prendre sa leçon de choses, car la nature, elle, se moque du fantasme du risque zéro. Que j’aurais aimé que cette leçon soit multiple, qu’elle enseigne enfin aux indifférents que le froid n’est pas qu’une sensation, que c’est aussi un bourreau sans sentiment, qui envoie à la mort des gens ordinaires, qu’il peut donc être dangereux pour tous. Nous qui sommes dans le confort de nos maisons, nous poussons le chauffage. Dans la rue, le chauffage n’existe plus, il n’y a plus le réconfort d’un radiateur bouillant, il n’y a plus la torpeur du foyer qui vous attend au bout de la route. Rendons grâce à la météo pour avoir, l’espace de quelques heures, remis les pendules à l’heure.

Je sais que certains ont été dans des positions délicates, qu’ils ont souffert de ces intempéries exceptionnels. Qu’ils apprennent à remercier la vie d’avoir pu se réfugier quelque part, qu’ils remercient la providence d’être toujours en vie pour pouvoir s’en plaindre. D’autres s’effondrent, d’autres s’affaissent à jamais dans le givre et la glace. Quand j’arrive chez moi, que je sens l’apaisante sensation d’être « chez moi », je me dis que je suis un nanti, une personne chanceuse. La vie m’offre chaque jour la chance d’être là, entier, vivant, en bonne santé. Dieu ou quoi que ce soit d’autre me donne un nouveau matin, si blême qu’il soit, si gris et sale qu’il puisse être. Le soleil a du mal à percer ? Quelle importance, je sors d’un lit propre, agréable, doux, chaleureux. Je peux appeler mes amis, entendre leurs voix, je peux aller les voir, me sentir accueilli et aimé pour ce que je suis. Qui aime ces naufragés de la société ? Aimons les, parce qu’ils sont ce que nous sommes tous, des gens ordinaires, des infortunés qui ont subi la vie pour que d’autres la vivent avec bonheur. Je ne me reprocherai pas d’avoir une bonne existence, je nous reprocherai toujours d’être collectivement des égoïstes et des lâches.

On me dit que donner, c’est risquer de se tromper. Je dis que donner, c’est partager. Quoi de plus naturel que de donner de soi aux autres, quoi de plus naturel que d’être charitable, sans prétention, sans autosatisfaction ? Je me refuse à admettre que la faim puisse exister en France. Je me refuse à admettre que le froid puisse encore tuer ici, dans un pays riche. Je me refuse à accepter qu’on puisse laisser souffrir ainsi une partie de notre population. Etrangers, Français, aucune différence, aucune importance. Les papiers ne définissent pas un homme, c’est l’homme qui est décrit dessus. J’ai honte de nous. J’ai honte de moi, de ne pas être meilleur, de ne pas donner plus. Probablement parce que je suis un trouillard ordinaire, un type banal...

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