22 octobre 2010

Manifestations

Ces derniers jours, nous avons eu le droit à la médiatisation à outrance des mouvements de foule contre les retraites, ainsi qu’à l’amalgame lamentable entre des casseurs et ceux qui revendiquent réellement leurs opinions. Que je sois d’accord ou non n’est pas la question, car je préfère, pour le moment, m’abstenir. A mon sens, je ne suis pas spécialement le meilleur analyste pour dire qui a raison, car chacun peut faire valoir des arguments tout à fait exacts... Mais je pense avant tout à certains vrais manifestants, ceux qu’on ne voit qu’une fois, et que les médias oublient ensuite. Pourtant, une fois les caméras parties, rien n’a changé ou presque pour eux. Je songe à celles et ceux qui défendent leurs emplois, à celles et ceux qui luttent pour ne pas finir au chômage, qui veulent vivre dignement, tout simplement. Et si nous regardions un peu un manifestant imaginaire, un type ordinaire, monsieur Personne, monsieur Tout-le-monde, celui à qui n’on ne donnera jamais la parole ?

On était là, tous les anciens, tous les jeunes embauchés, toutes les équipes de production, dans un seul et même cortège, défilant depuis les portes de l’usine jusqu’à la mairie, afin de faire comprendre à tous notre détresse. Nous n’étions pas des voyous, nous n’étions pas des casseurs ni des provocateurs, juste des ouvriers, des manutentionnaires, des gens ordinaires à qui on a jeté au visage un papier signalant que « l’usine fermera ses portes dans trois mois ». Et pourquoi fermer ? Nous avions des clients, nous faisions de l’argent, nous étions tous dépendants de cette foutue machine, et eux, faute de pouvoir dégager d’énormes marges, ont décidé qu’il valait mieux produire loin, le plus loin possible, en sous-payant des esclaves, plutôt que de faire vivre un village et quelques centaines de personnes sur place. Alors, nous avons décidé de résister, afin de montrer que nous n’accepterions pas cela sans nous battre. Travailler, c’était un devoir, et là, on nous avait fait comprendre que cela devenait presque un privilège. Drôle de mentalité.

J’avais toujours connu l’usine. Mes parents y avaient appris le métier, j’y avais été embauché d’abord comme apprenti, puis ensuite comme opérateur, pour finir chef d’équipe. Une vie de labeur, à ne pas compter les heures, à devoir faire des efforts consentis pour que l’usine reste chez nous. Nous avions cette fierté, celle de l’ouvrier content de son travail, heureux de participer à quelque chose tenant plus d’une famille que d’un ensemble d’employés. Les fils et les filles des cadres allaient avec nos gosses à l’école, nous faisions la fête du village sans se préoccuper de qui est le chef de qui. C’était authentique, dur parfois, mais toujours sincère. L’honnêteté simple de ceux qui ont envie d’avancer. Tout simplement.

Les banques avaient foi en l’entreprise, elles prêtaient facilement à ses salariés, parce qu’on disait de nous « celui qui entre dans la maison n’en sort que pour la retraite », et c’était vrai. On m’a prêté sans difficulté de quoi acheter ma maison. Je devais payer de grosses traites, mais c’était finalement facile, car nous avions la certitude de garder nos emplois. Ma femme, que j’avais rencontrée dans l’usine, y faisait sa part, comme presque tout le monde dans le quartier d’ailleurs. C’était un véritable rituel que de voir les ouvriers sur chaînes sortir dans la même tenue bleu horizon, et les femmes en blouse blanche. On se rejoignait, à pieds ou à vélo, et l’on se dirigeait vers la bâtisse massive, sinistre pour qui ne connaissait pas la région, magnifique pour ceux qui en vivaient. On se serrait la main, on se saluait, on ôtait la casquette pour dire bonjour aux femmes, on buvait le coup dans les bars, le café à la pause, et on cassait la croûte au réfectoire, gamelle posée sur les tables en bois qui avaient vues des générations entières d’ouvriers élevés à la dure. C’était ma vie, toute ma vie, toute une chienne de vie foutue en l’air à cause d’une bande de vautours qui rachètent une usine, la démembrent sans pitié, puis qui se gavent des cadavres de ceux laissés sur le carreau.

Les manifestations ? On en a fait plein : débrayages, banderoles, blocage des accès, revendications, distributions de tracts, courriers à tout va, tout ceci pour aller nulle part. Personne ou presque pour réellement s’inquiéter de notre sort. Un jour, cela a dégénéré dans la rue, je ne sais même pas pourquoi. D’abord, il y eut les fumigènes, auxquels ont répondus des jets de pierres. Puis, la charge de la mobile, les matraques, les coups de bouclier, les crânes fendus, du sang, des blessés, des arrestations. J’ai vu mes potes allongés par terre, j’ai vu des types en uniforme le visage boursouflé par les hématomes. On s’est battus, et par miracle il n’y eut aucun mort... Si ce n’est l’espoir d’être entendus. L’usine allait fermer, la firme allait partir, et nous laisser pour seul souvenir des bâtiments vidés de leur substance, de notre pain, de nos vies.

On a reçu plein de gens, depuis des conseillers abrutis de l’agence pour l’emploi, jusqu’aux crétins de journaleux. Pourritures, engeances de la société. Les premiers vinrent me dire que je pouvais me reclasser... A cinquante piges ? Qui veut d’un chef d’équipe de cinquante ans ? Ah oui, à moitié prix, au prix d’un mécano débutant, au SMIG hein... et mon crédit, qui va le payer ?! Eux, peut-être ? Et que dire de ces vendeurs de papier qui vinrent me demander notre avis, pour qu’on raconte notre situation. Qu’en avaient-ils à foutre, de ma vie, de celle de mes gosses à qui je ne pourrais plus payer des études décentes, à ma femme obligée de faire des ménages pour compenser et avoir de quoi boucler le mois ? Du sensationnel, ma vie d’ouvrier ? Connards ! J’en ai bavé dès l’âge de 14 ans, et là, je suis vidé, comme si j’avais fait tout ça pour rien. Les banques, hier compréhensives et généreuses, veulent continuer à toucher leur mise. Ils sont prêts à coller tout le monde à la rue, sans pitié, sans un regard pour les jeunes qui ont des gosses en bas âge. Et de les entendre nous dire « une banque ne fait pas de social », ça me donne envie d’y mettre le feu avec les gestionnaires enfermés dedans.

Et puis la boîte qui faisait des offres du genre un chèque minable pour compenser, l’organisation d’un reclassement à l’étranger... Tout lâcher, pour finir esclave de la machine, et à un prix inhumain ? Est-on si minables pour ne plus mériter de respect ? Honte sur eux, salopards, ordures sans cœur et sans esprit. On n’a pas mérités ça. On faisait des bénéfices, on produisait dignement, on tenait notre place dans la société. Aujourd’hui, on est des sinistrés, des chômeurs en plus dans des statistiques. Comme tout est fini, on n’intéresse plus personne. J’ai envie de vomir quand je pense à ces micros qu’on nous collait sous le nez, à ces fumiers d’élus qui défilaient avec nous. Eux, ils ont encore leur place, ou une rente confortable. Moi, je jongle avec ma femme pour pouvoir payer la baraque, pour pouvoir manger et habiller mes gosses.

Venez me le dire en face, que notre pays défend l’emploi. Venez me l’expliquer en face, que j’ai une chance de retrouver du boulot ailleurs. C’est quoi, votre ailleurs ? Partir ? Perdre deux décennies de crédit ? Compter sur un salaire moindre, sans sécurité de l’emploi, et d’être ensuite viré parce que trop vieux, trop cher, trop compétent, ou encore pas concurrentiel face à un jeune corvéable à merci ? Remballez vos salades, j’en ai trop entendu. Je veux qu’on me rende ma dignité, juste la dignité d’avoir mon travail, comme avant, ma paie comme avant, mes matins frileux avec les potes de la ligne trois, avec les copines à l’emballage, avec les peintre de la chaîne un, avec les gus de la maintenance, avec les nanas du ménage. Rendez nous nos vies, rendez nous notre village, notre avenir à tous. Que vais-je dire à ma fille, dans deux ans, quand elle aura passé son BAC ? « Désolé ma puce, on ne peut pas te payer tout ce que tu voudrais... Va falloir trimer ». Toute une vie pour voir ses gosses trimer à nouveau ? Je les voulais instruits, voilà qu’ils vont devoir bosser tôt eux aussi. Alors, ne venez pas me demander s’il est légitime que certains sont devenus violents, pourquoi certains se sont suicidés, pourquoi j’ai enterré un copain qui a craqué et s’est pendu dans son grenier. A vous tous, les vautours, les mangeurs d’entreprises, je vous dis « je vous emmerde », et osez, si vous avez du cran, me dire que j’ai tort. Et si vous l’avez, prévenez le SAMU...

1 commentaire:

Bill2 a dit…

Moi, là ou je bosse, c'est en pleine restructuration.

Et ils en profitent ...
Je suis dans ma 11e année de CDD (Là où je suis, c'est légal !), j'ai une promesse d'embauche de 2003 non honnorée, et pourtant début février 2011, on va me dire "au revoir". Sans indemnité, parce que dans mon contrat, c'est marqué que les CDD n'ont pas le droit à des indemnités de départ.

Après 11 ans, ça fait mal. Et pourtant, je n'ai pas le choix.
Moi aussi j'ai un crédit sur une barraque, et 2 enfants ...
Heureusement pour moi, je n'ai que 32 ans, j'espère donc trouver rapidement un nouveau job.