10 février 2010

A tous les oubliés

Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j’ai lancé une recherche de photographies sur Internet, avec pour thème « ancien combattant ». Probablement est-ce par association d’idée, étant donné que j’ai eu mon oncle au téléphone. Alors, en observant ces visages si différents, aux couleurs et aux origines si variées, j’ai trouvé un point commun : le regard. Je me suis dit qu’il était quand même signifiant pour l’humanité que, malgré tous les critères que nous instaurons, nous sommes tous identiques, face à la peine et à la douleur. On peut prétendre que nous avons des religions hétéroclites, des éducations disparates, mais ce regard, cette paire d’yeux fixant l’horizon, reste à tout jamais identique à toute l’humanité. Ainsi, et c’est là le drame, l’Homme s’unifie par la violence, il efface les distinctions par la douleur commune du souvenir, et il communie autour d’une stèle, d’un drapeau, d’une gerbe de fleurs ; les larmes sont universelles, et c’est cela qui est pénible.

Que pourrait raconter celui qui a tenu le fusil, et qui pourtant a encore son âme d’être humain ? J’ai eu envie de raconter ce que je crois pouvoir être non un témoignage, pas plus d’un plaidoyer, mais juste l’expression d’un cœur écorché vif, un cœur qui ne guérira jamais totalement.

Malgré mes rhumatismes, malgré mon dos qui me fait souffrir, j’ai accepté de me tenir debout ce matin, et ce pendant plus d’une heure. J’étais là, un ancien, un ridé parmi d’autres vieillards, brandissant notre drapeau, et arborant toutes ces médailles si chèrement payées avec notre sang et nos tripes. Tout comme moi, ils étaient silencieux, le regard légèrement embué de larmes, mais la stature droite, celle des géants qui se pensent minuscules. On se souvenait, avec nos familles, ou en solitaire, de ces jours sombres où nous avions eu à accepter notre sort, celui de soldat, celui d’homme devant tuer pour notre terre, pour une idée, peut-être pour rien finalement. J’avais serré ces mains usées et parfois pétrifiées par la vieillesse, et nous avions échangés des lieux communs, comme si les mots ne pouvaient être suffisamment bavards pour qu’on revienne sur notre passé. Que lui dire, à cet homme qui a vu sa ville réduite en cendres ? Que j’étais, moi aussi, rampant dans les ruines et évitant les effondrements des immeubles en flammes ? Il le savait, il me connaissait, alors pourquoi répéter, encore et encore, ces phrases qui font mal et font revivre des amis tombés trop tôt ?

Le clairon avait été donné, le maire avait prononcé son discours pétri par la facilité, forgé par des décennies d’habitude et de compétence politicienne. Le « plus jamais ça » sonna faux quand il le prononça sans frémir. Plus jamais ça, plus jamais quoi ? On nous avait promis que nous n’aurions plus à voir notre pays partir en guerre, nos élus prétendaient qu’une ère de paix éternelle était née, et pourtant, nous y sommes allés, nous sommes partis nous battre. Que sait-il du front ? Il a l’âge d’être mon fils, voire même mon petit-fils. Il semble fringuant, presque arrogant dans son costume bien taillé et parfaitement raidi par l’amidon. Il explique à la foule que nous sommes des héros, des gens qu’on se doit de respecter, d’écouter et de suivre dans la paix et l’amour. Fadaises, sait-il seulement les horreurs que nous avons commises au nom de notre cause ? Ca n’a rien de glorieux de tuer, aussi bonne soit la cause défendue. Je me suis maudit pour toutes ces balles tirées, je me suis haï au point d’espérer la mort quand nous arpentions les lignes adverses fraîchement anéanties par les bombardements de l’artillerie. Que sait-il, ce sot, de l’odeur âcre et infecte de la chair brûlée, du son des cris des blessés qui implorent les secours, de la saveur maudite de la peur dont on ne se débarrasse jamais vraiment ?

J’ai senti mes jambes me lâcher, peu à peu, comme si le temps avait décidé qu’il me fallait m’asseoir. Dans un élan déterminé, j’ai refusé de céder, serrant un peu les dents, resserrant l’étreinte de mes doigts sur la hampe du drapeau. Quand un de nos frères d’armes a pris la parole, alors seulement les mots ont repris un sens. Lui, il n’avait pas préparé de discours, pas de mots ciselés pour flatter l’ego et l’orgueil national. Non. Lui, il s’est tourné vers le monument, il a égrené quelques noms et prénoms, en touchant du bout de ses doigts calleux la pierre froide. Il a alors dit ces quelques mots, ces phrases que je crois être plus vraies et plus authentiques que tout autre discours à propos de la guerre.

« Toi, Thomas S., je me souviens. Tu étais celui qui riait sans cesse de tout et n’importe quoi. Tu nous bassinais avec ta fiancée restée au village. Toi, Sylvain A., je me souviens. Tu étais celui qu’il fallait respecter parce que tu étais costaud et fils de bonne famille. Toi, Matthieu T., je me souviens. Tu étais un gars taciturne, mais honnête et droit. Tous les trois, vous étiez mes frères dans la bataille, vous étiez ceux sur qui on pouvait compter. A la canonnade, vous n’hésitiez pas, attendant le sifflet, prêts à bondir et foncer, quitte à périr. Vous êtes morts trop tôt mes amis.
Toi, Alain X., je ne sais pas qui tu es. Tu es parmi tous ces noms que je ne connais pas, ou dont je ne me souviens plus. Peut-être n’avez-vous plus de famille, peut-être n’êtes vous plus que des noms portés par le passé, et disparus à jamais. J’ai honte, honte de vous avoir oubliés, honte de vous savoir morts et moi vivants. J’ai honte de ne pas pouvoir perpétuer votre souvenir avec dignité. L’âge efface en moi les lieux, les dates, mais il n’efface malheureusement pas les douleurs. De mes mains, j’ai relevé des amis blessés, et enterré d’autres touchés à mort. Comment puis-je me faire pardonner pour mes offenses ? La paix ? Je porte, à tout jamais, le fardeau d’avoir tué, d’avoir été l’assassin qu’on honore.
Je ne regrette pas d’avoir défendu ma patrie. J’ai simplement le cœur qui saigne, car ceux qui sont tombés sont ceux qui étaient meilleurs que moi. Eux sont nos héros, pas moi. Je ne m’estime pas digne d’eux, car eux se sont sacrifiés. Ces médailles me racontent des histoires, des anecdotes dont seuls mes camarades ont connaissance. De ces camarades, beaucoup sont déjà morts, et je les rejoindrai bientôt. Alors, quand le dernier sera parti, quand le dernier des combattants aura rejoint le ciel, qui se souviendra de nous ? Qui se souviendra des nuits à trembler de froid et de peur, et de l’étrange sentiment d’échec mêlé de joie de la fin des combats ?
On a gagné ? Non. Nous n’avons pas gagnés. Je suis parti avec des milliers, des millions d’autres soldats comme moi. Nous sommes revenus bien moins nombreux. Nous sommes revenus mutilés, blessés dans nos cœurs et notre chair, défigurés par les balles et par les larmes silencieuses. Souvenez vous de nos visages, souvenez vous, mes enfants, que nous portons quelque chose que nous ne voulons ni partager ni revendiquer. Nous voulons vous le montrer pour que vous n’ayez jamais à porter, à votre tour, le même poids sur vos épaules. Bénissez la paix, bénissez la discussion, le partage et le respect. Refusez la haine, repoussez la facilité de haïr la différence. »

Puis il est parti, en silence, claudiquant en appui sur une canne de bois verni. Personne n’a osé réagir, ni applaudir. Ils ont tous sentis que ce représentaient ces mots. Moi, je lui ai juste glissé « merci mon ami » qui l’a fait sourire,
Je l’ai salué de manière militaire, droit, le menton relevé, la poitrine gonflée. J’eus à nouveau 20 ans, lui 25.

C’était mon chef de section.
C’est mon ami.

2 commentaires:

Gof a dit…

Magnifique texte. Petite coquille : << Personne n’a osé réagit >> (réagir).

Ce commentaire n'a pas vocation ^à être publié, c'est juste pour attirer votre attention sur la coquille.

Bien à vous,

Gof, un lecteur.

JeFaisPeurALaFoule a dit…

Merci, je corrige!