14 janvier 2010

Les ombres

Elles se couchent sur les murs, dansent avec les flammes, et jamais ne nous quittent, si ce n’est dans la noirceur de l’éternel. Elles sont là, fidèles, vaporeuses et silencieuses, compagnes de moments tendres et d’instants cruels. C’est dans leur intangible existence que vivent les gens, qu’ils grandissent, puis meurent. On ne vit que parce qu’on a une ombre, un côté obscur à présenter à la clarté de nos convictions. L’ombre est lumière pour celui qui sait y lire la paisible tranquillité du sommeil, elle est la sœur du rêve, la protectrice de l’enfant ensommeillé, et l’épouse des ébats amoureux.

Nous ne sommes que des ombres qui s’avancent dans le néant, en tentant d’y bâtir quelque chose de concret. Chaque seconde de l’existence décime la vie, chaque instant n’est qu’un pas de plus vers le retour aux sources. Nos ombres, fidèle depuis notre naissance, ne craignent rien si ce n’est l’oubli. On n’oublie jamais l’ombre de la femme aimée, pas plus que celle du bouleau vous protégeant un jour d’été ensoleillé. Est-ce le désespoir que de parler des ombres ? L’espoir, c’est le havre de paix pour le voyageur, le puits protégé par le chêne, la tente dans le désert, la grotte dans la montagne. A la lueur d’un feu de camp, les ombres dansent et forment la ronde de la vie, celle du réconfort d’un instant partagé.

Avancer, encore et encore, arpenter les chemins les plus tortueux, avec le doute en guise de compagnon permanent. Parfois, le cœur s’obscurcit à cause de la colère ou de la frustration, et l’on croit que c’est une ombre qui se pose sur nos sentiments. Il n’en est rien. L’ombre n’est pas un ennemi, elle ne colporte ni violence ni haine. Nous bâtissons de la noirceur dans nos cœurs, et nous baptisons alors nos rancoeurs « d’ombre sur l’âme ». Quelle ombre ? Nous nous croyons éclairés, conscients, et même intelligents, et nous ne nous privons pas de détruire sous couvert de progrès. En quoi l’ombre étrange et colorée d’une forêt primaire est-elle hostile ? Le couvert d’un feuillage est hostile parce que nous ne vivons pas en harmonie avec les cycles du temps et de la nature, l’ombre des nuages gris et lourds n’a rien de menaçant si l’on en accepte les conséquences. L’homme ne peut pas dire à la terre de se taire, l’homme n’a pas de pouvoir divin, l’homme vit, subit, et souffre s’il le faut, parce que telle est la nature de toute chose : disparaître un jour.

On dit « mettre à l’ombre » un détenu. N’est-ce pas là un non sens ? L’ombre peut camoufler, protéger, apaiser, alors que la prison ôte la liberté, enserre le cœur et réduit à l’état de numéro des êtres humains. Il n’y a ni lumière ni obscurité dans ces bâtiments, il n’y a que la grisaille du béton, et le noir des cœurs maudits des détenus. L’ombre, elle, glisse, elle s’affranchit des barreaux, grimpe sur les façades, s’installe sur les miradors, et nargue les gardiens. Dans les dictatures, seules les ombres s’évadent et reviennent en cellule. Dans les lieux les plus monstrueux, seules les âmes et les ombres ne peuvent être brisés par les geôliers de sinistre mémoire. L’ombre, un endroit triste et sinistre ? L’ombre peut être mélancolique, nostalgique d’instants passés, mais jamais réellement triste. Lorsqu’on referme à tout jamais une tombe, les ombres meurent, car plus aucune lumière ne vient faire naître notre fantôme.

Passez bonne gens, voyez vos ombres se poursuivre, recréer les reliefs et le décor permanent de la rue. Regardez le monde patient des monts et vallées, suivez le dessin harmonieux des courbes où le soleil dispute sa place aux nuages. Admirez, chaque jour, à chaque instant, ce miracle de l’apparition de notre âme sur un talus ou contre un mur de pierre. Nous sommes cette ombre, elle nous copie, nous la regardons. Elle est sans visage, car l’ombre ne peut être objet de xénophobie ou de racisme, car l’ombre naît pour toute chose, tout être humain a une ombre, une existence. Le vent est invisible, mais il est puissant et destructeur ; l’ombre, elle, est paisible, visible mais sans aucune force. Elle est paix, contemplation et réflexion.

Nous sommes tous des ombres, tous des fantômes, tous condamnés, tous bien vivants. Vivons, jouons avec les ombres et la lumière, admirons la création et la fin dans un seul et même mouvement d’esprit. Lumière et obscurité ne se combattent jamais, elles se complètement. De la lumière naît l’ombre, l’obscurité projetée, le contrepoids de l’envie de perfection de chacun d’entres nous. Vivons, et acceptons nos deux facettes, celles de l’ombre et celle de la clarté.

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