30 novembre 2009

Œil de l’objectif

L’inhumanité du regard est infernale. A elle seule, cette observation peut vous glacer le sang et même vous terrifier. Nous regardons depuis plus d’un siècle des photographies qui ont pour rôle de raviver les souvenirs : visages de proches aujourd’hui disparus, bâtiments désormais rasés et remplacés, ou encore forêts devenues villes nouvelles, nous laissons le soin aux photos de se souvenir à notre place. Or, le papier glacé porte étrangement bien son nom tant il est distancié des faits. Muet, silencieux, le cliché porte pourtant en lui bien plus qu’un simple instant figé à tout jamais.

La mémoire est fragile et fluctuante. Nous connaissons tous l’idéalisation du passé, la nostalgie, et nous arrivons parfois à changer le mal en bien. Le remord et la tristesse acceptent de fléchir sous l’influence du temps, alors que la photographie, elle, est immuable et cruelle. Il m’arrive même de penser que le tirage d’une photographie peut devenir malsain tant il porte l’aspect voyeur impassible. Images dures, images de violence, de guerre, de mort, mais aussi images d’espoir, de délivrance et de futur, elles sont là, s’imprégnant de sentiments dans la gélatine pourtant supposée neutre. Est-ce un talent que de perpétuer le passé de la sorte ? Nombre de journalistes se sont vus critiqués parce que leurs photos étaient « engagées ». Qu’est-ce qu’une photographie engagée ? Celle qui relate, ou celle qui déforme la réalité en l’affichant toute nue ?

Le photographe est-il voyeur ou informateur ? J’hésite souvent entre dénonciation et nécessité du geste de prise de photographies. Sans appuyer le discours de vérités cinglantes, nul n’aurait eu le souvenir de l’existence de bien des peuples d’Afrique, tout comme nul n’aurait accepté de reconnaître l’impossible des camps de concentration. On a souvent même dit que les images des camps étaient des manipulations de l’opinion publique. Affreuse nécessité que de marteler aux indécis la vérité sous la forme de choses impossibles à contester… tels sont les hommes, incrédules et veules. Bien des images traversent le temps et symboliseront à jamais à quel point nous devons informer et partager la réalité : personne ne peut oublier la gosse Vietnamienne courant nue, brûlée par le napalm américain. Personne ne peut regarder en face sans frémir les visages des détenus derrière des barbelés. Personne ne peut analyser sans ciller les premiers clichés d’Hiroshima après la bombe. Personne ne peut être ému par ces hommes poussant le drapeau Américain sur Iwo Jima.

Je crois que le siècle passé, et surtout le siècle qui s’annonce sont un jalon unique dans l’histoire de l’humanité : celui du réel et non du retranscrit. Auparavant, la peinture servait de support aux souvenirs des évènements historiques, et, bien entendu, de média pour la propagande. Ainsi, les Napoléon, les rois de tous les âges inscrivaient leurs hauts faits dans la mosaïque et l’art pictural. Désormais, la photographie authentifie le dérisoire regard humain sur l’immensité de nos horreurs communes. Regardez ces photographies, ces visages d’anonymes rendus célèbres parce qu’ils s’étalèrent dans les journaux, et ressentez. A présent que l’image s’est imprimée en vous, fermez les yeux, et ressentez à nouveau. L’impact est colossal, atroce, et les mots humains pour définir notre propre infamie deviennent insuffisants. Auschwitz, les tranchées, le Vietnam, Berlin assiégé, Monte Cassino, Bagdad, Jérusalem, mais aussi les SDF dans les rues de Paris, les orphelins de Ceausescu, l’Ethiopie affamée, tous ces instants scellés par le désarroi de l’homme et l’apocalypse du quotidien sont dans la boîte à images.

Témoins sans être impliqués, tels sont les photographies. Elles doivent se contenter de relater et non de juger. C’est même la pire mission qui soit, celle d’observer sans pouvoir aider qui que ce soit. La conscience doit être torturée quand le photographe presse le déclencheur, mais sa morale doit être de crier au monde quelle réalité il voit, et non quelle réalité il veut affronter. C’est à l’opinion publique de s’indigner, et pas seulement à celui qui a pris l’instantané de vie. Sans ce travail, bien des choses sembleraient affreusement ordinaires et sans intérêt. Les gosses des favelas de Rio sont traqués par la police, chassés comme l’on chasserait le sanglier ou le rat. Sans photo de cette vérité, qui s’en serait rendu compte ? Que ces images restent à tout jamais dans nos mémoires, parce que les cacher, c’est déjà accepter et tolérer l’intolérable.


Hiroshima

Auschwitz

Iwo Jima

Un SDF dans les rues de Paris

La famine en Ethiopie

Kim Phuc, brûlée au napalm le 8 Juin 1972

Un orphelin de Ceausescu

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