13 novembre 2009

Avez-vous peur ?

La peur. Jouer avec, se servir des craintes profondes de chacun, les manipuler au point de créer la terreur, c’est un art délicat et complexe qui nécessite de se poser des questions, et d’avoir aussi une certaine culture. En effet, les peurs sont culturelles autant qu’instinctives. Les superstitions, phobies diverses et variées (comme le treize en Europe par exemple), il faut connaître ceux que l’on veut effrayer pour obtenir un résultat maximum. Bien entendu, ce n’est pas forcément simple, d’autant plus qu’il est facile de tomber dans le caricatural. Le cinématographe de genre est souvent victime de l’excès, créant tout un tas « d’œuvres » comique à leurs dépens. J’en conviens, certains réalisateurs savent entretenir la frayeur chez le spectateur, mais la majorité verse dans l’hémoglobine ou les plans tremblotant digne d’un caméraman parkinsonien. Moi, j’aime me servir de ma plume, en faire grincer la pointe sur le papier pour amener au dérangeant, l’inquiétant, et si possible, obtenir un sentiment de crainte primaire. Alors essayons ! (PS : je m’étais déjà essayé à l’exercice sans vraiment en être satisfait, voyons si j’ai un peu progressé).

Il se tenait là, debout face à la foule réunie sur le parvis de la cathédrale. Vêtu de noir, le sourire arrogant, ses yeux scrutaient l’humanité chétive et craintive soumise à ses désirs. Les bras croisés, il humait le parfum de la terreur s’élevant de chaque âme prisonnière de son joug. Il était le démon, celui que l’on craint, celui qui ne devait pas revenir sur Terre, l’antithèse, l’opposé, Son opposé, sa face sombre. Démon à visage humain, monstre au corps ordinaire, ses pouvoirs dépassaient pourtant tout ce que l’homme avait pu imaginer. On a dit qu’il a anéanti des villes qui, aujourd’hui, n’existent plus dans les mémoires. On a dit qu’une simple parole de lui pouvait tuer un peuple tout entier. On a dit qu’il trônait sur une montagne de morts, et que ses serviteurs étaient des âmes damnées, les âmes des hommes trop faibles pour résister à la tentation. Il tenait au creux de sa paume l’existence même de l’humanité, et cette immense puissance lui semblait si dérisoire à présent ! Lui, le paria, le maudit, l’impie, lui que même les démons fuyaient, était à présent maître de ce monde qui l’avait refusé.

Il leva ses mains au ciel, émit un cri de dément, et le ciel s’obscurcit de nuages sombres. Ses doigts se mirent à frémir et la couverture noire s’ouvrit pour laisser passer une colonne lumineuse. Il s’éclaira, rit aux éclats, et l’esplanade se figea dans le temps. Les feuilles mortes soulevées par le souffle se suspendirent, ceux qui couraient furent pétrifiés dans leur mouvement. Il se rassasia de cette énergie, poussa un second rire grinçant de crécelle, puis il se tourna vers ce musée de cire humaine à ciel ouvert. Dans les regards piégés dans l’éternité, il y avait qu’une seule expression morbide, animale, celle de la peur de mourir. Lentement, les mains dans les poches, il défila entre ses victimes, s’amusant à en faire tomber certaines, au gré de son envie, au gré de sa fantaisie. Chaque statue qui chuta se brisa en milliers de morceaux épars, puis s’évanouit en poussière. Il les tenait, ces humains si faibles et pourtant si satisfaits. Lui, le pire des démons, le maître des enfers, il était de retour, et nul ne pouvait lui disputer sa place de maître du monde des vivants et des morts.

Partout dans le monde on pria, on invoqua dieux et déesses, on supplia les anges d’agir, mais c’était prières vaines venant d’incroyants se raccrochant à des psaumes qui leur étaient, hier encore, totalement inconnus. Les professeurs de la foi se réunirent, débattirent des méthodes pour retenir le Malin, le faire disparaître, mais nul n’offrit la moindre solution. Lui, en revanche, se mit à apparaître et disparaître dans les capitales du monde, exécutant des dictateurs, rendant fou les démocrates, réduisant à néant les pouvoirs de tous les humains. De sa seule volonté, il prit le pouvoir dans les cœurs, imposant ses décisions et ses envies. Il fit bâtir des chapelles à sa gloire, fit raser les traces des anciennes divinités, anéantissant d’un claquement de doigts le passé, le présent, et l’avenir de l’homme. Omnipotent, omniscient, le Malin avait accompli sa plus grande œuvre : faire croire qu’il n’existait pas, pour mieux s’imposer en chef unique du monde.

On a dit qu’il était Dieu. Ceux qui affirmèrent cela moururent dans d’atroces douleurs. Leurs âmes torturées erreraient à jamais entre la vie et le néant, subissant sa punition d’une éternité de tourments. En quelques heures l’équilibre du monde vacilla. Rien ne fut plus jamais pareil. Il fit renaître ses suppôts, décréta comme obsolète l’ordre mondial et élimina tous les représentants politiques et militaires qui tentaient de comploter contre lui. Amusé par l’entêtement humain, il procéda au massacre lent et méthodique de chaque « traître ». Chaque jour, un dirigeant mourut en public. Chaque jour, le monde eut son lot d’exécutions. Entendre qu’il prononçait votre nom, c’était une condamnation à mort sans le moindre espoir de rédemption.

Il provoqua des guerres pour le plaisir de voir s’entretuer les hommes. Il libéra les pires instincts de l’homme pour les voir se massacrer et inventer de nouvelles méthodes de tuer. Il fit du monde l’antichambre de l’enfer, poussant au suicide ou à la folie ceux qui ne se soumettaient pas. En quelques jours, il n’y eut plus de résistance à son pouvoir, son culte devint le culte universel, celui à la gloire idolâtre de son effigie. « Que le vivant tremble, que le mort soit apaisé » dit il à la foule en arborant son sourire carnassier. C’en était fait : l’homme allait périr, victime de sa propre folie d’avoir laissée le mal envahir les cœurs.

Puis au septième jour, il y eut une femme qui s’avança parmi les morts vivants. D’un pas lent et mesuré, elle se présenta face à Lui. Amusé de ce courage proche de la folie, le Malin la laissa monter les marches de l’esplanade. Pas à pas, son teint pâle, sa chevelure blonde et brillante éclairèrent Son visage. Intrigué, Il lui demanda son prénom. Elle ne répondit pas. Courroucé d’un tel aplomb, ses yeux s’enflammèrent d’une étrange colère, de celle que l’on a quand on sent l’impuissance et la vacuité de ses actes. Tranquillement, avec la légèreté d’une plume, elle frôla le Démon et lui murmura à l’oreille « Tu vas disparaître ». Il se redressa pour la frapper et la tuer, mais celle-ci devint comme intangible, fantomatique présence d’une âme pure au milieu des maudits. De rage, il fit trembler la terre et le ciel, déclencha la foudre et les flammes des entrailles de la planète, mais rien ne put l’atteindre. Stoïque et sereine, elle s’avança à nouveau, et posa une main douce et diaphane sur la joue du monstre à faciès humain. Brûlé par ce contact, il vacilla en se tenant le visage. Une telle pureté n’avait rien d’humain, aucune âme humaine ne pouvait être aussi pure et exaltée par la foi. Son cri de fureur explosa et brisa le silence. Les humains fuirent immédiatement ce théâtre colossal, abandonnant icônes et drapeaux à Sa gloire. Le désordre fut total. Quelques uns restèrent cachés pour regarder la dernière marche, le dernier pas du monde vers le néant, ou vers une renaissance.

Il bondit vers elle. Elle ne bougea pas. Il la toucha en plein cœur, et c’est lui qui versa son sang. Il la jeta au loin, et c’est lui qui sentit le choc dans sa chair. Elle se releva, silencieuse, souriant avec douceur à son bourreau qui saignait abondamment. Elle posa à nouveau ses doigts sur le visage du démon, lui infligeant la morsure du feu. « Tu retourneras d’où tu viens », lui dit-elle tendrement. Excédé, il la frappa de plus belle, s’infligeant lui-même les pires souffrances. Et il recommença, encore et encore, jusqu’à être épuisé et incapable de bouger. Rampant, brisé, il voulut continuer à la mordre, tel l’animal blessé et cambré sur sa volonté. Et elle l’embrassa, longuement, comme une mère embrassant son enfant. Et tout deux disparurent en un instant, s’évaporant rapidement comme s’ils avaient été de la neige dans le désert.
On ne sut jamais qui elle fut. On lui donna de nombreux prénoms : Eve, Marie, Marie-Madeleine, mais nul ne sut expliquer ce qui détruit le démon. Dans les instants de la fin, les prisonniers du néant revinrent à la vie, l’obscurité céda sa place à la lueur, à l’espoir, à la chaleur du soleil. On rasa les autels, fit brûler les visages du Malin, mais tous agirent avec peur et circonspection. On dit qu’aujourd’hui encore, certains vénèrent ces images d’un autre temps. On dit aussi que l’Histoire a fait disparaître cette femme rédemptrice pour permettre l’hégémonie masculine.

On dit enfin qu’elle était notre mère à tous, et que lui, le démon, était le seul fils qu’elle ait jamais vraiment aimé.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

captivée par ton histoire ..divin

corrine