30 octobre 2009

Roi déchu

J’étais le roi. Nous étions une nation, un groupe solide, à la hiérarchie claire et aux obligations identifiées. Le pouvoir, je ne l’avais pas obtenu par ma filiation mais par ma force personnelle. J’avais pris ma place en montrant mon courage et ma détermination, en vainquant mon prédécesseur. Cette couronne, je la devais donc à moi-même et non à un quelconque héritage. Et tout cela, tous le respectait. Je pouvais ainsi marcher tête haute, sans craindre les quolibets ou le moindre reproche sur ce point. La harde était dévouée, fière, marchant la tête haute dans les contrées qui étaient notre royaume.

Je n’ai jamais vu la terre comme ma possession. Nous la partagions, nous étions tous ses enfants, et la nature, Mère suprême, nous offrait gîte et pitance. Quand venait l’hiver, nous nous soumettions tous à la disette, aux devoirs de la chasse et du rationnement. Nos enfants, notre avenir se devait d’être protégée et nourrie convenablement. A la limite, les mères avaient presque plus de pouvoir que j’en eus réellement, mais je leur cédai de bonne grâce cette tâche difficile de faire des petits de futurs membres de notre clan. Nous respections notre place, et seule la force personnelle pouvait éventuellement changer notre statut. Ainsi, je fus défié, j’ai vaincu, mais je n’ai pas tué mes adversaires. La morsure de la défaite leur suffisait à tous pour admettre ma supériorité, et je n’eus jamais de ressentiment pour nos membres. Sans eux, moi comme les autres j’aurais été affamé, seul, roi dans un royaume vide et dénué de sens.

Quand, au printemps, Mère nature rendait à la contrée ses couleurs, nous profitions alors du temps, de refuges douillets, d’une nourriture abondante et du chant du vent caressant les arbres. J’aimais ce temps, j’aimais ces balades interminables à suivre les ruisseaux, à écouter le trépignement de l’eau contre les cailloux. Le soleil se levait, se couchait, il dansait derrière l’horizon, et le sommeil était un instant partagé de tous. Nul adversaire n’osait nous défier, plutôt par respect pour notre cohésion que par peur de nos représailles. C’était ainsi : le monde était fait pour être partagé, et la Vie primait sur toute autre considération. Tuer ne fut jamais pour le plaisir, ce fut pour se nourrir, sans haine ou provocation. La loi du plus fort ? Non. Nous savions que nous étions condamnées, tôt ou tard, à retourner à la terre. Nombre de mes enfants périrent de maladie, de froid, tués lors de la chasse, mais tous vécurent ce que Mère nature leur avait accordé comme temps d’existence. Ai-je pleuré ? Oui, comme leur mère, comme nos frères, leurs cousins, et tout le clan. Mais c’était ainsi. Vie s’en vient et s’en va au rythme du destin.

Puis le monde changea. La fumée apparut au loin, des nuages sombres et étranges naissant au sol et s’envolant très haut pour cacher le soleil. On nous pourchassa, on nous extermina même, et d’autres clans amis furent décimés sans pitié. La forêt, ultime refuge, commença elle aussi à se clairsemer. Peu à peu, notre harde se clairsema au gré des combats perdus d’avance. Des frères et des sœurs moururent en nous suppliant de fuir. Certains se jetèrent même sur cet ennemi inconnu, au prix de leur existence. Sauver le clan à tout prix, sauver ce qu’il restait de notre royaume à tous. Nous n’eûmes bientôt plus le temps de pleurer nos morts, nous dûmes nous déplacer sans cesse, abandonner ce qui fut notre terre. Et pourtant l’ennemi ne s’arrêta pas là, il nous traqua encore et encore, espérant ainsi nous voir disparaître à jamais de ce monde qui fut le nôtre.

A présent que je suis vieux et fatigué, je regarde mon pelage élimé, cette fourrure qui fut protectrice s’est étiolée. Moi, le plus vieux, le roi des loups, moi, le seigneur de ces fiers guerriers, je les regarde avec douleur et amertume. Les ai-je sauvés, ou bien n’ai-je fait que repousser notre trépas à tous ? Nul ne me fait de reproche, nul ne déverse sur moi les regrets légitimes qui nous rongent tous. Les familles ne sont plus, nous n’avons même plus l’occasion de pouvoir avoir des enfants. Les pauvres, comment survivraient-ils à cette vie d’errance perpétuelle et de crainte continuelle ? Roi à couronne d’épines, roi à titre sans valeur, je suis sûrement le dernier. Nul n’envie plus ma place, plus aucun jeune ne me disputera mon trône tant il est devenu vain.

Quand je mourrai, la Mère nature me reprendra, elle emportera ma toison à tout jamais, et plus personne ne se souviendra de mon nom. Je n’aurai pas de tombeau comme les hommes en ont, nul ne me mettra en terre. J’offrirai donc, à mon tour, le sang nourricier de mes veines pour qu’un autre y puise sa force. Ainsi va la vie, ainsi va le monde. Merci au soleil de me réchauffer, il fait froid, ou alors peut-être suis-je le seul à grelotter. Je baille, m’étire péniblement, et prends la route, comme les autres, dans les derniers morceaux notre si belle forêt. J’emporterai ces souvenirs, ces odeurs de pin, d’humidité, de mousse, cette tendresse de la brise, cette morsure de la neige, et la saveur de nos repas partagés. Ainsi s’en ira le dernier des rois des loups, le Roi Déchu.

2 commentaires:

Thoraval a dit…

Beau moment de lecture. Dommage, si court. Merci.

JeFaisPeurALaFoule a dit…

Merci.