05 juin 2008

Photographie

« Ah qu’est ce qu’on était beaux à l’époque ! » se souvient le vieillard trembleur en serrant de ses mains arthritiques des photographies de son adolescence. La mémoire défaillante, la langue pâteuse après l’ingestion d’un énième médicament, il vous regarde l’œil embué par les souvenirs et surtout par l’émotion non feinte d’être un des derniers, si ce n’est le dernier à ne pas avoir rejoint la tombe. Dis moi l’ancêtre, es-tu vraiment sûr que le cliché te rende réellement justice ? Le papier glacé, dans son infinie platitude physique n’est-il pas au contraire un cruel couperet t’avertissant que tes rhumatismes et ta tumeur auront raison de toi ?

La photo est cruelle, elle ne dénature ni ne dépeint réellement ce qu’elle saisit dans la gélatine (ou l’encre vu qu’on se modernise paraît-il), au contraire elle fige un instant avec un penchant tout à fait revendiqué pour l’authenticité. Hélas pour nous, victimes de l’objectif impartial, la pellicule scelle à jamais notre bedaine naissante, notre acné juvénile honnie ou bien les premières rides de la coquette rêvant d’étirement du faciès par quelque expert du bistouri. Je l’affirme : la photographie c’est un assassin des illusions, un bourreau des souvenirs dignes des assises de l’âme ! Qui n’a pas entendu le croulant vanter son physique avenant ou son endurance à la nage ? Qu’il montre les photos… pour être à jamais dépité de ses belles paroles pourtant sincères ! Ah tiens des poignées d’amour, un menton un rien trop proéminant et puis là, ce n’est pas le début de la calvitie ? Seigneur ! Voilà que notre aïeul se voit taillé en pièces par la marmaille pour qui demain est synonyme de « très loin ! ».

N’étant pas de nature cruelle avec mes prédécesseurs (d’autant plus qu’il est trop facile de taper sur un mort et que je lui préfère la chair fraîche de l’avorton pédant qui le rejoindra bien vite sous le marbre), je leur reconnais un trait commun avec moi, c'est-à-dire une certaine aisance à embellir le souvenir avec un certain talent. Non que l’homme soit de nature prétentieuse, c’est simplement que l’esprit et la mémoire ont la fâcheuse tendance à travailler de concert pour faire de l’anodin un évènement extraordinaire ou de faire de la vague copine à peine aperçue au lycée la femme de votre vie à jamais disparue de vos registres. L’appareil photo se charge donc de remettre les choses en place, de démystifier la parole et le souvenir au profit de l’anthropométrie limite judiciaire du barbecue chez la grand-mère défunte. Alors, la photo instrument du diable ? Des tribus prétendaient que la photo leur volait l’âme et qu’il était donc nécessaire de détruire l’accessoire démoniaque, et même éventuellement laver l’affront dans le sang du touriste prétendument explorateur. Je doute que le photographe ait ri à la réflexion, d’autant plus que d’être ficelé à un tronc d’arbre n’a rien d’une situation confortable, enfin là je m’égare…

Pourtant, on peut concéder au cliché quelques qualités qui sont aussi empiriques que techniques. Quand vous ressortez les albums de famille… mais si, vous savez, ces accumulations désordonnées de photomatons, polaroïd jaunis à l’extrême, ces noir et blanc mal cadrés, donc quand vous ressortez la boîte à chaussures reconvertie dans le souvenir, n’est-ce pas un voyage dans le temps ? C’est avec une véritable tendresse qu’on voit l’oncle aujourd’hui en maison de retraite fringuant dans son costume clair assis au volant de son cabriolet attrape minettes, c’est aussi avec amour qu’on se voit bébé, puis enfant, assis sur le vélo que l’on croyait capable de passer la vitesse du son, ou encore avec plaisir de se souvenir de la fête donnée pour un anniversaire et de tenter de se souvenir des prénoms des gens perdus de vue depuis longtemps. Telle une machine à remonter le temps la photographie est aussi mémoire perpétuelle d’endroits ayant ensuite subi la guerre, les bulldozers gourmands ou bien la voiture sûrement mille fois recyclée mais vivace dans le souvenir de la famille. C’est étrange, cette affiche pour une marque presque oubliée de tous, ces vêtements savoureusement démodés, cette coupe de cheveux aujourd’hui improbable, et puis ces rues parisiennes sans voitures… Grâce à ces archives des villages renaissent de la dépopulation rurale, des villes réapparaissent avec le lustre d’antan, des usines ressortent du néant avec le cortège d’ouvriers fiers de l’outil de travail.

En poussant encore un peu plus loin, c’est finalement non la photo qui est cruelle mais l’idée qu’on se fait du passé. Douleur d’un jour, devenue ensuite brûlure légère pour enfin finir souvenir doux à notre mémoire, c’est notre cœur qui parle et non la logique cartésienne de la trichromie chimique made in Kodak. La beauté supposée, c’est la subjectivité du regard de celui qui a vieilli, qui se rend compte que chacun change à son rythme et que l’ami de toujours lui ressemble encore à son portrait d’il y a dix ans déjà. Et oui ! Nous prenons de la bouteille, parfois comme un bordeaux, parfois comme du vinaigre…

Et puis, quel touriste n’est pas armé d’un appareil photo ? N’est-ce pas une façon d’emporter avec nous, à peu de frais, un petit bout de ce pays lointain vu qu’une fois et qu’on ne reverra sûrement jamais ?

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Cet article me fait penser à une scène du Cercle des Poètes disparus où le professeur montre à sa promo des photos en noir et blanc d'une promo des années 50, en sussurant à ses étudiants :"profitez bien de la vie car regardez les sourires de vos prédécesseurs sur les photos...Ils se croyaient immortels... mais aujourd'hui ils nourissent les pissenlits..."

JeFaisPeurALaFoule a dit…

Et dire que je ne me souviens absolument pas de cette scène! Pourtant, elle est le symptôme même de ce à quoi je pensais en rédigeant cette chronique. Merci pour cette savoureuse référence (bien que je me doive de dire que le film, malgré ses qualités, reste un rien trop surfait et surjoué par R.Williams).

Anonyme a dit…

Voilà un texte pour lequel j'aurais une tendresse sympathique.