01 février 2008

C'est au printemps que les arbres fleurissent

Nous sommes enlacés sur un banc, éperdus du désir de nous aimer dans un baiser langoureux, en savourant la chaleur de l’autre. Nous fermons nos paupières, et la dernière image que je vois est celle de tes jolis yeux à peine soulignés d’un trait de crayon sombre... Un soupir… un moment de pur plaisir…

Tout à coup un bourdonnement sourd. Comme une ruche en pleine ébullition, le son s’approche en rebondissant sur les façades. J’ouvre les yeux, tu n’es plus là, je suis seul, avachi contre les planches vertes de ce banc d’une avenue devenue parc de quartier. Les gens courent dans les travées en hurlant des messages effrayés invitant les passants à fuir aussi vite que leurs jambes le permettent. Je me redresse alors et d’une tenue moderne me voilà affublé d’un pull brun, d’un pantalon de velours et de godillots en cuir grossier. Que font ces drapeaux pendus aux fenêtres ? Pourquoi je comprends le tchèque ? Pourquoi je sens la révolte me serrer l’estomac ?

Je prends aussitôt le chemin des grandes avenues. C’est à mon sens le seul moyen d’en savoir plus. Je croise la foule qui elle rebrousse chemin avec terreur et mes demandes de renseignements semblent se perdre dans le néant. Personne ne me répond, les enfants pleurent dans les landaus et les mères versent des larmes. J’accélère alors le pas, je longe des boutiques dont les stores métalliques coulissent avec fracas pour protéger les vitrines pourtant dégarnies. Les colonnes arborent des affiches diverses que je ne prends pas le temps de regarder, la seule chose qui me semble incroyable c’est qu’on puisse courir sans raison visible. Le bourdonnement est de plus en plus intense, je sens que j’arrive au but… Je croise des policiers, des militaires et tous suivent la masse errante comme si, eux aussi, étaient perdus dans cette grande ville. Certains organisent en braillant des ordres diffus, des « par ici » ou « pas par là » que la foule écoute et suit sans même y réfléchir. En agissant à contresens je suis insulté par ceux que je heurte au passage tout en m’excusant… en tchèque. Mais où diable ai-je appris cette langue !?

Le pavé de l’avenue est comme labouré, les blocs de pierre se faisant mottes rocheuses arrachées par carrés entiers. Les lampadaires dansent en rythme de la vibration devenue insoutenable, je m’avance dans une bravade totale de l’inconnu, comme si savoir ce qui se passe pourrait me rendre la mémoire du lieu et de la raison de ma présence. Il fait beau, on doit être au printemps. Au loin il y a comme une fumée âcre, une odeur de carburant brûlé par des moteurs terriblement puissants. Des nuages s’élèvent, obscurs et sales entre les façades ouvragées. Quelques détonations résonnent, cela doit être quelques coups de fusils épars, des menaces plus que des fusillades apparemment. Pas question de rester là, à mi-chemin entre la fuite et le dénouement. Je m’empare de mon courage, m’accroche à mes convictions et reprends ma marche vers le destin qui semble se trouver au bout de ce maudit boulevard dont je n’ai même pas pris la peine de lire le nom. A chaque carrefour des voitures abandonnées gisent là, portes ouvertes mais intactes, des monceaux de détritus souillent la route. C’est un mélange étrange de tracts déchirés, de bouteilles brisées et de journaux répandus comme après avoir été mâché des heures durant.

Ils apparaissent enfin, ces chars qui font ce bruit venant de l’enfer. Alignés comme à la parade, canons orgueilleux d’une peinture de guerre sans équivoque, certains traînent leur masse métallique et déchirent le passé, d’autres attendent simplement, moteur allumé à mi-régime avec un homme sortant de la tourelle, casqué et armé de jumelles observant les alentours. Ils sont tous frappés de l’étoile rouge, les fantassins hors des véhicules sont vêtus d’uniformes soviétiques. Le soleil est haut dans le ciel et ses rayons rebondissent sur les fenêtres, ceci éclairant étrangement d’une lueur trop vive la place où se sont regroupés les envahisseurs.

Là, au coin, un homme est debout sur une caisse. Il harangue la foule, l’invite à résister passivement, à couper la route aux blindés, à ne pas baisser la tête face à l’invasion. De ci de là, on l’écoute, on obéit même mais la répression ne se fait pas attendre. On arrête, on pousse à coups de crosses dans les côtes. Je demande où nous sommes… on me répond place Venceslas à Prague. Je verse une larme en voyant les étudiants se liguer contre les baïonnettes. Je vois l’un d’entres eux observer, poings fermés par la fureur, ce que l’armée fait de son pays. Pour lui, fini la croyance d’un communisme honnête, d’une fratrie slave avec le monstre URSS, c’en est fini de l’éducation et la formation politique des adolescents. Je m’approche de lui, l’écoute murmurer sentencieusement qu’ils vont payer, qu’ils vont devoir payer le prix de la fin de la liberté. Derrière moi des pas, une douleur à la nuque… je m’effondre, mes yeux ne voient plus que cet uniforme au-dessus de moi…

Je m’éveille. Tu es à nouveau dans mes bras, ce baiser se termine et je lève les yeux au ciel. Il fait froid, c’est l’hiver, il commence même à pleuvoir. Tout à coup je vois la vitrine d’une librairie. Elle est juste derrière nous et en son sein trône un livre parlant de Prague, de ce Prague de 1968 tombé sous la dictature se réclamant du communisme. Sur la couverture… un portrait : son portrait ! Il s’appelle Jan Palach, né le 11 août 1948, mort le 19 Janvier 1969. Il s’est immolé par le feu pour protester contre le joug de l’armée soviétique, contre cette invasion ignoble qui fit perdre tout autonomie à sa nation. Quarante années se sont écoulées depuis le printemps de Prague (qui s’est déroulé réellement entre le 5 Janvier 1968 pour se terminer le 20 août de cette même année). Le printemps de Prague a été une période de tentative de libéralisation du pays malgré le grand frère rouge en observateur. Crise politique et économique aidant, le gouvernement et le comité central se lancèrent dans une phase de retour à la « normale » démocratique : abolition de la censure, élargissement des prisonniers politiques, retour à la liberté de culte… mais l’URSS, ulcérée par la révolte de ce satellite décida de rouler sur Prague et d’y remettre un pantin. Début 1969, épuisé de ne pas pouvoir agir, Palach décida de faire le don de sa vie pour montrer sa révolte.

Mourir debout plutôt que vivre à genoux... Ce slogan déjà vrai il y a quarante ans est encore vrai aujourd'hui. On peut tout dire sur son geste, qu'il est désespéré, inutile, ridicule, indispensable...

Jan Palach 1948-1969
Le printemps de Prague sur Wikipedia
Jan Palach sur Wikipedia

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Sans rien enlever à ton texte, ce qu'il raconte et ce qu'il transmet; il faudra un jour que je te raconte une histoire tchèque et une histoire genevoise... Malheureusement, ton héros ne paraîtra que plus héroïquement stupide. Stupide dans le sens de gâchis.

JeFaisPeurALaFoule a dit…

Je ne doute pas qu'il y ait plusieurs histoires en une seule... et ce n'est pas un héros en soi je pense. Ce qui compte c'est le symbole qui, à mes yeux, représente à la fois ce qu'il y a de meilleur et de pire dans la détermination de l'homme. Pourtant, qu'il ait agi stupidement ne me surprendrait pas outre mesure étant donné qu'il existe toujours une face lamentable chez les gens, que ce soit dans la beauté ou l'horreur de leur vie.
Je préfère rester raisonnable, espérer un peu qu'il y a eu en lui un acte désespéré et courageux à la fois, ne serait-ce que pour m'offrir une minute de répit au milieu de la connerie quotidienne.

Anonyme a dit…

le 16 janvier 1969, les Tch�ques et les Slovaques se r�signent � la �normalisation�.Cet �tudiant fait exception.Cet acte d�sesp�r� est plus courageux que celui que nous avons fait(en �tant de l'autre c�t� du Mur), pour l'invasion de la Pologne :
Boire de la vodka en �coutant Chopin!

Anonyme a dit…

Des murs (de la honte) il y en a aussi de ce côté de l'Occident. Belfast, notamment. Et à part mes frères irlandais, je n'ai vu personne de ce côté-ci du Mur, prônant la liberté des Nations à se déterminer eux-mêmes, crier son indignation.