01 août 2018

L’homme qui vendit le monde

Assis à son bureau, il avait cette situation et ce statut social qui font que les plus avides vous envient, et les plus pauvres vous détestent. Il avait ce regard hautain et pétillant de celui qui a réussi sans se soucier outre mesure de ce qu’on pourrait dire sur son compte, et pire encore sans se préoccuper des conséquences sur le monde qui l’entoure. Vêtu d’un costume au tarif indécent, chaussé de mocassins dont chaque chaussure coûtait le salaire d’un ouvrier, il avait cette aisance financière insolente qui lui ouvrait toutes les portes et bien des lits dans la « haute société ». Satisfait de lui, fier de pouvoir arborer sa richesse, il avait ce luxe ostentatoire frôlant avec le vulgaire au poignet, autour du cou, et entre les mains quand il conduisait son bolide hors de prix.

Affalé dans un fauteuil en cuir noir, il scrutait la ville tout en sirotant paisiblement un verre de whisky. C’était cela, selon lui, la réussite sociale : avoir le bureau le plus haut, le plus vaste et le plus richement décoré pour en imposer tant aux subalternes qu’à ses clients. Entre ses bibliothèques garnies d’ouvrages anciens, ses tableaux dont certains valaient de véritables fortunes, et ce désir insatiable d’impressionner par les choix des matériaux dans le mobilier, il y avait là une vraie sensation d’étouffement pour quiconque pénétrait dans son antre. En bon loup de la finance, il avait vendu, acheté, revendu, fait des fortunes et réduit à néant d’autres, le tout sans la moindre trace de sentimentalisme ou de regrets. Après tout, la réussite ne se bâtit pas sur de bons sentiments, et s’enrichir se fait forcément au détriment de quelqu’un…

Il adorait voir le monde s’agiter là, en bas, derrière la baie vitrée, comme s’il avait la possibilité d’observer l’intérieur d’une fourmilière. Ce qu’il voyait ? Pas des gens, pas des entreprises, pas des camions bourrés de marchandises. Non, lui il voyait là des mouvements financiers, des consommateurs, des crédits, des sociétés par actions, des acheteurs et des vendeurs. Il avait tout déshumanisé, tout réduit à des tableaux, des grilles de montants, sans même se soucier de savoir si la moindre variation d’une virgule pouvait ou non ruiner une existence. C’était un jeu pour lui, une stimulation intellectuelle qu’il la considérait plus intéressante que le sport, l’amitié ou le sexe. A ses yeux, la plus grande des excitations était de voir un de ses paris dépasser ses espérances, d’autant plus si un concurrent s’en retrouvait lésé d’une manière ou d’une autre. Il menait ses opérations comme un général guide ses soldats, avec froideur et calcul, usant de tactique toujours à la marge du moral et du légal, tout en faisant bien attention d’être irréprochable en cas de contrôle. Son génie faisait de lui un être efficace, son arrogance un homme mégalomane et égocentrique.

Les pieds croisés sur le bureau, il continuait à déguster son alcool favori tandis que la matinée s’entamait sur la ville. Il avait eu des bilans financiers plus que satisfaisants, et il avait l’impression d’avoir fait encore mieux qu’avant. En effet, il avait cette sensation complètement hallucinante d’avoir été au-delà de ses propres frontières, et sa fortune n’avait jamais été aussi grande et inattaquable. En bon expert, il s’était arrangé pour sécuriser une bonne part de ses propres fonds, chose qu’il ne daignait jamais faire pour les autres. Pourquoi s’en soucier ? Il était payé non pour être prudent, mais pour leur gagner le plus possible. C’était un pari des deux côtés, et à son sens personnel il ne voyait rien de malsain ou répréhensible de jouer cet argent qui n’était pas le sien. Ils parient, ils risquent, et s’ils perdent c’est leur choix. Tout était ainsi forgé pour se dédouaner de toute responsabilité personnelle.

Il avait trempé dans des business aussi bien légitimes comme la bourse, les placements immobiliers, que plus douteux comme le marché des armes. Il ne voyait aucune différence, car après tout il n’appuyait pas sur la gâchette qui tuait, pas plus qu’il ne choisissait le vainqueur d’une guerre. C’était tout simple : il y a un marché, il faut le prendre, sinon un autre s’en saisira. Ce qui l’avait fait sortir de ce cirque c’est surtout les risques de franchir la frontière de la légalité, et de finir lui-même en prison. C’était bien là sa limite : finir emprisonné ? Hors de question, d’autant moins parce qu’il y a eu un revirement politique ! Et puis, il avait senti le danger de vendre des armes à des milices, des états dictatoriaux… alors il avait joué d’intermédiaires, de sociétés écrans, de mercenaires pour ne jamais être directement connu des vendeurs et des acheteurs. Plus il y a de pions entre le roi et soi, moins le roi peut venir se venger en cas de défaite…

Ce matin-là il écoutait d’une oreille distraite sa chaîne hifi haut de gamme. Elle faisait tourner en boucle une chanson qu’il avait avec cynisme, un tube de David Bowie : l’homme qui a vendu le monde. Cela le faisait sourire, et même éclater de rire tant elle semblait lui ressembler tout en n’étant pas lui. Il n’était pas touché par les couplets, il était même plutôt amusé de voir à quel point il avait cette même envie de vendre le monde, car au fond, tout était en vente, aussi bien des marchandises que des hommes, et tout était échangeable contre de l’argent. Son ex-femme l’avait quitté parce qu’elle ne supportait plus ce monstre d’égoïsme, alors que lui se voyait purement et simplement comme quelqu’un n’étant plus touché par la bêtise humaine. Il revendiquait cette absence totale d’empathie, il affichait clairement son dégoût pour ceux qui s’apitoyaient ou se lamentaient. Il estimait qu’il échouait il se suiciderait, parce qu’il n’était alors plus compétitif ni digne des défis qu’il relevait chaque jour.

Soudain, il entendit un curieux bourdonnement qu’il connaissait pourtant fort bien. Il se retourna pour voir à nouveau « sa » ville. Il aperçut un avion, un gros avion, très gros, s’agrandissant à toute vitesse dans sa vue sur « sa » ville. L’engin ne se détournait pas, il fonçait clairement sur son immeuble, droit sur lui, son étage, sa vie, ses dossiers, ses finances, ses collaborateurs. Il laissa tomber son verre pratiquement vide sur sa moquette qui étouffa la chute de l’objet. Il se redressa pour s’assurer qu’il ne rêvait pas. En quelques instants, il eut à l’esprit tout autre chose, une sorte de dégoût de lui-même, un rejet absolu de tout ce qu’il avait bâti et forgé de ses mains et de son esprit tant génial que malade. Alors, quand le nez de l’avion brisa la façade, qu’il vint l’écraser contre son bureau, il eut une dernière pensée, une sorte de rédemption tardive et fatale, une dernière épiphanie avant de mourir broyé par cette machine colossale. « J’ai vraiment été un connard ».

Le 11 septembre 2001, à 8h46 heure de New-York, le premier des deux avions suicides s’abattit sur la tour nord du World Trade Center.
The Man Who Sold The WorldL'homme qui a vendu le monde
We passed upon the stairs, Nous passions sur les escaliers
We spoke Of was and whenNous parlions de quand et d'où
Although I wasn't there, Bien que je n'étais pas là-bas
He said I was his friendIl disait que j'étais son ami
Which came as some surprise Ce qui vint comme une surprise
I spoke into his eyesJe lui parlais droit dans les yeux
I thought you died alone, Je pensais que tu étais mort seul
A long long time agoIl y a très très longtemps
[Refrain][Refrain]
Oh no, not meOh non, pas moi
We never lost controlNous n'avons jamais perdu le contrôle
You're face to faceTu es face à face
With the man who sold the worldAvec l'homme qui a vendu le monde
I laughed and shook his hand, Je riais et serrais sa main
And made my way back homeEt reprenais le chemin de chez moi
I searched from form and land, Je cherchais au loin une forme et une terre
For years and years I roamedPendant des années et des années j'errais
I gazed the gazeless stare Je contemplais d'un regard fixe
At all the millions hillsSur tous les millions de collines
I must have died alone, J'ai dû mourir seul
A long long time agoIl y a très très longtemps
[Refrain]*2[Refrain]*2

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