04 juillet 2018

Toutes les distances du monde

Ils sont tous les deux à regarder au loin, vers cette ligne tracée entre le jaune de la paille et le bleu du ciel. Tout est au loin, intangible. Ils entendent autour d’eux les mélodies d’un été qui s’installe, chants composés, champs cultivés, où se mêlent avec grâce les mélopées des cigales et les senteurs de la terre qu’on exploite. Il est si proche cet oiseau qui chante pour son seul plaisir, alors qu’on ne peut pas l’approcher sans le faire fuir ! Il est si loin ce nuage qui ondule au-dessus d’eux, alors qu’il est si prompt à déverser sa pluie en quelques instants !

Il est à côté d’elle, son Elle, définitive, sûre et sereine. Il la regarde sans oser, il ne sait pas comment s’y prendre. C’est un adolescent, un petit gars à qui il manque le petit pas définitif pour devenir un homme. Et elle, ses formes sont celles d’une femme, alors qu’elle aussi sent en son sein qu’elle n’est pas totalement Femme majuscule. Elle a dans son âme tous les élans de celle qui veut, qui désire, mais quelque chose la bloque, le presque rien qui fait presque toute une vie. Elle soupire, elle le sent debout, tout près, presque prêt, et pourtant totalement indécis et même terrifié par ce dépassement de la pudeur et de la timidité encore infantile.

Ils se connaissent depuis toujours, à tel point qu’ils sont comme frère et sœur. Pourtant, ça n’est pas ce sentiment de fraternité qui les unit, mais bien un sentiment plus fort, plus intense qu’ils découvrent chaque jour un peu plus. Ils ont été voisins à la communale, ensemble pendant les colonies de vacances, ils ont arpenté la campagne à chaque occasion, et ceux qui les connaissent les voient comme des inséparables qui ne supporteraient pas une journée sans l’autre. Cependant, l’éducation, la timidité, tout les freine, tout les bloque, parce qu’il y a des règles, et parce que les anciens n’en parlent pas. C’est ainsi qu’on grandit, en osant dépasser, en tentant, quitte à se faire du mal.

Il fait beau, ils se jaugent, s’observent sans vraiment le reconnaître. Lui, c’est le short et les sandales, le tout surmonté d’un t-shirt trop large qui danse sur ses étroites épaules ; elle, c’est une robe ample, un peu informe et avant tout pratique à motif floral. Elle a une large ceinture brune qui lui enserre la taille, accentuant encore un peu plus un dessin général en fuseau. Ils se sourient, parlent de tout et de rien, songent à des souvenirs, à un lac, une rivière, une grange où ça jouait à cache-cache, à ces copains qui sont dans le village, et à ceux qui ont la chance de partir en vacances. Eux, ils ne sont que tous les deux aujourd’hui, parce qu’ils l’ont voulu sans l’admettre totalement. Ils n’ont plus vraiment besoin du monde, ils sont un monde à part entière, uni, sincère, intouché et sensible, où tout se partage et où tout est une question d’unisson.

Il la regarde, et remarque que la différence entre une bise et un baiser ne tient à presque rien. Les centimètres qui séparent ces lèvres qu’il aime et cette joue qu’il adore, ces millimètres entre le menton et la chair rose sont des kilomètres à son échelle. Il voudrait bien embrasser cette bouche sensuelle, il adorerait l’enlacer, la serrer contre lui pour découvrir la chaleur de son corps. Il est timide, il a peur de la blesser, la vexer, l’énerver… il ne sait plus quoi faire, ni même s’il peut faire quelque chose. Il a déjà songé à la sensation qu’il aurait en passant ses mains sur elle, et au temps qu’il prendrait pour la découvrir comme il ne l’a jamais connue. Il rêve éveillé, il frémit un peu, les joues empourprées de ces premiers désirs charnels inavouables.

Elle l’observe, et voit en lui ce tressaillement. Elle aussi rêve de déposer ses lèvres sur les siennes. Elle a envie de l’explorer, qu’il soit son premier baiser, qu’il soit celui à qui elle va donner plus qu’une simple bise amicale. Elle a envie de sentir sa peau, d’en goûter la saveur, tout en tentant de freiner cette sensation qu’elle n’ose pas s’avouer. Elle a envie de lui autant qu’il a envie d’elle, son instinct lui dit, mais ce pas, ce petit pas pour se pendre à son cou et à son corps, c’est presque rien, mais pour elle est un signe d’un tout qu’elle connaît sans savoir pour autant mettre des mots dessus. Elle voudrait qu’il soit l’homme, qu’il prenne les devants, elle a peur qu’il la juge à tort si elle prend l’initiative. Elle aussi, désormais, a les joues rougies d’envie, de désir, d’amour inaccompli.

Leurs mains se frôlent. Ils se regardent en face. Ils s’approchent, sans mot dire, sans rien d’autre que l’impression magique que c’est le moment. Ils ébauchent un baiser, sans savoir-faire, le plus doux, le plus sincère des baisers. Puis, sans vraiment s’en rendre compte, ils s’enlacent, et ces distances gigantesques, ces mètres sont devenus néant. Ils sont l’un contre l’autre, ils se découvrent enfin, s’aiment, se serrent, s’embrassent avec tendresse, puis se laissent pénétrer par l’ultime abandon. L’un comme l’autre ignorent l’essentiel, alors que leurs corps, eux, connaissent parfaitement le rituel. Ils se laissent désormais mener par l’instinct, l’envie, l’amour, la vie. La vie est là, maîtresse, définitivement assurée qu’ils sont faits l’un pour l’autre…

Et le presque rien qui les séparait fait désormais presque tout dans leur union.

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