06 juillet 2018

Dans le brouillard

Cela faisait trois jours et trois nuits que le drakkar errait sans but au milieu d’un brouillard aussi insondable qu’interminable. Les fiers marins étaient devenus des spectres, la peau tannée par le sel de la mer, les lèvres gercées par le manque d’eau potable, et les yeux épuisés à force de scruter une mer plate et noire. On eut dit que le ciel s’était effacé au profit d’une nappe uniforme, d’un voile terne et malsain. Les seuls sons qui perçaient le néant étaient le clapotis de la proue venant fendre les eaux et les craquements sinistres du bateau, tandis qu’à bord chacun restait assis dans l’attente d’une percée. Le soleil était absent, les étoiles mortes, et même la lune n’avait pas daigné apparaître dans la voûte céleste. Chacun se serrait au fond la coque pour se tenir à l’abri des embruns. On serrait les dents, on tentait de dormir alors que le chef, lui, se tenait debout près de la figure de proue. La grande voile était inutile, le vent s’étant lui aussi évanoui. Quel sortilège maintenait donc leur navire hors du monde des vivants ? Certains s’étaient mis à prophétiser qu’ils allaient tous mourir sans rejoindre le Valhalla, qu’ils avaient défiés les dieux en osant tenter la traversée vers l’horizon inconnu. Pourtant, le chef lui, restait impassible, sûr de lui, ses épais sourcils froncés marquant ainsi ses certitudes. Il était convaincu qu’il y avait une issue, un chemin vers de nouvelles terres.

La houle commença légèrement à se marquer, et chacun prit sa place avec assurance. Il fallait réussir à prendre le bon moment, le courant salvateur pour sortir de ce néant mortel et glacial. Pourtant, le vent ne venant pas, on fit sortir les rames pour donner un peu d’élan à l’équipage. Lentement, les larges pagaies firent des allers et retours, brassant l’eau sombre au rythme des voix des marins. Ils voulaient tous survivre, ils n’avaient qu’un seul but : trouver une terre. Alors, déterminés, quitte à mourir d’épuisement, ils se remirent à la tâche, battant et rebattant encore et encore les flots sinistres. Le clapotis de la proue se fit dès lors un peu plus rapide, le navire oscillant au gré des efforts de cette équipe de fiers guerriers. Il fallait qu’il y ait quelque chose pour que la sorcière du village ait prédit qu’ils trouveraient des terres riches par-delà la mer inconnue, et puis, ils étaient des hommes livres, des hommes forts, des guerriers, des marins que rien n’effraie. S’il fallait en passer par un défi aux dieux, alors ils se battraient pour vaincre !

Il y eut des discussions, des mots, des cris, des encouragements mutuels pour maintenir le rythme malgré la soif et la faim. Soudain, le chef leur intima l’ordre de se taire et de cesser de ramer. Cela fut fait dans l’instant, car chacun savait qu’il était le chef, le maître à bord, et qu’il n’y avait pas à discuter cet état de fait. Le gaillard à la barbe drue épia l’horizon fermé, il écouta avec attention, puis un large sourire naquit sur son visage. « Un corbeau… j’ai entendu un corbeau ! On y est ! Ramez ! Ramez fort ! Allez ! ». La phrase fit mouche et tous redoublèrent d’effort pour se diriger vers ce son fantomatique. S’il y avait un corbeau croassant quelque part au-delà du brouillard, c’est qu’il y avait de la terre à proximité. Le corbeau n’est pas un animal marin mais bien un oiseau terrestre, une bête ne s’aventurant pas en plein océan…

Ce fut alors le spectacle de hautes falaises qui accueillit les marins. Elles surplombaient de petites plages de galets polis par les marées, créant ainsi de petites aires d’accueil propice à l’arrivée d’un navire comme leur drakkar. Qu’importait qu’il soit impossible d’escalader ces murailles de granit, car on pourrait longer la côte jusqu’à trouver une terre favorable. Lentement, le navire prit le parti de longer ces reliefs, tout en gardant une distance respectable avec la terre pour ne pas être projeté par la houle et la marée contre des brisants affleurant nettement au milieu de l’écume rugissante. Ils naviguèrent, encore et encore, tandis que la nuit commençait à s’annoncer autour d’eux. Ça n’avait pas d’importance, ils étaient là, près de la terre, à quelques brasses d’un sol inconnu ! Ils avaient fait la traversée et étaient envie, ce qui sous-entendait que le non seulement leur défi avait payé, mais qu’en plus les dieux s’étaient accordés pour leur reconnaître le droit de vivre. Un viking, cela acquiert son droit d’exister au combat, qu’il soit contre un autre que contre les éléments.

La nuit s’était déjà bien installée quand ils virent des lueurs sur la côte. C’était donc une contrée habitée ! Il y avait des hommes faisant du feu, et qui disait hommes disait vivres et eau potable. Alors, lentement, ils s’approchèrent d’une côte devenue moins hostile, puis ils accostèrent dans un silence aussi sinistre que pouvait être frénétique leur activité. Ils tirèrent, poussèrent, soufflèrent, pour enfin attacher leur bateau à un lourd tronc de bois flotté. Il fallait à présent se ravitailler et aller voir où étaient ces lueurs. Le chef leur fit signe de s’équiper, en leur expliquant à voix basse qu’ils feraient le plein chez ces inconnus. Il n’y avait pas d’autre choix que d’attaquer sur le champ, en profitant de la nuit pour avoir un effet de surprise maximal. Personne ne les attendait, ce qui ajouterait encore un peu plus à la stupeur.

On se saisit des armes, allant de la hache à l’épée, à la dague, et chacun prit un bouclier sur le drakkar. Comme dans un rituel, on se salua à voix basse, on se promit en cas de mort de se retrouver avec Odin. Certains sourirent, d’autres eurent même un début de rire narquois à l’idée qu’il y ait un au-delà. Après tout, personne n’en était jamais revenu, et le viking ne croit que ce qu’il constate. D’un seul tenant, le groupe compact de guerriers fit mouvement en direction des lueurs. La sente glissait au milieu d’herbes hautes fléchissant sous leurs pas. Il n’y avait toujours pas de vent, chose curieuse où toute la terre était pourtant régie par les vents et la pluie. Ils virent apparaître un village de maisonnettes en pierre et en bois, dont les fenêtres étaient éclairées par une lueur pâle et vacillante. Les cheminées crachotaient des volutes de fumée vers un ciel sans lune, et l’odeur qui leur parvenait signifiait plus la cendre de bûches que de la viande grillée. Qu’importe, ils ne pouvaient plus reculer.

Le chef se saisit alors d’un olifant pour l’approcher de sa bouche. Il signifia à ses guerriers de se répartir autour des maisons, puis d’attendre le son de l’instrument pour donner l’assaut. Chacun s’exécuta avec assurance, chacun obéit à l’ordre sans même réfléchir. Il fallait frapper vite et fort pour qu’aucune résistance ne puisse naître. L’homme patienta un peu, scruta autour de lui, cherchant des yeux ses guerriers pour être sûr que tous étaient à leur place. Puis, une fois assuré de cette organisation, il souffla avec vigueur dans la corne qui eut un râle terrifiant et nasillard. A ce son, les soldats poussèrent des hurlements de bêtes enragées, et pénétrèrent dans les demeures. Ce fut réglé en quelques instants. Les lames tranchèrent et tuèrent sans distinction hommes, femmes et enfants. Tous furent assassinés sans scrupule ni pitié. Le viking ne croit pas à cette charité, et mourir par le fil d’une arme est un honneur et non un meurtre. Une fois tout le village éliminé, ils ressortirent des maisons pour se rejoindre sur la place du village. Il y avait de quoi manger, des couches apparemment confortables, de la boisson… de quoi reprendre des forces et explorer plus avant. L’un des guerriers les plus forts lança « Chétifs, pas armés, c’est quoi ces gens qui ne gardent pas à portée de main une arme ? ». Un autre répondit « Pareil, les enfants sont menus, ils sont maigres et pâles, on dirait qu’ils ne mangent pas ! ». Le chef opina en se frottant la barbe avec circonspection. « S’ils sont tous ainsi, on les matera et pillera sans effort. Pour le moment mangeons et buvons mes amis ! Nous avons des choses à faire au lever du soleil ! ».

Ils firent festin des restes trouvés dans les maisons, ils s’enivrèrent avec la découverte d’une boissons curieuse, née de la fermentation d’une plante, et ils trouvèrent de larges réserves d’eau dans de grands pots de terre cuite. L’avenir était radieux, ils avaient vaincu avec facilité ces inconnus, et au lever du soleil ils pourraient voir, si les dieux leurs accordaient cette grâce, si le brouillard daignerait s’évanouir. Tout à coup, tous sentirent un vent fort se lever, comme sorti de nulle part. Les herbes se mirent à onduler dans une danse tourmentée, et les flammes des torches tressaillirent à cette vague invisible. Les marins humèrent l’air iodé, et le ciel se dégagea largement. Quelques étoiles devinrent à nouveau visibles à leurs yeux…. Ils pourraient s’orienter au retour, ils pourraient revoir leur terre et leur village. Ainsi, ils savaient quel était le trajet vers cette terre inconnue, vers cette nouvelle possibilité de pillage et de combat. Le chef souffla vigoureusement dans l’olifant en guise de défi pour ceux qui pourraient l’entendre, tandis que ses vikings, ivres de sang et de boisson, trinquèrent à cette provocation de leur chef.

« Demain… demain nous verrons si nous sommes les maîtres de cette terre », dit-il à voix basse plus à lui-même qu’à ses hommes. Lui seul avait conscience du défi, et lui seul savait qu’il serait difficile voire impossible de rentrer. Il avait beau avoir le meilleur équipage qu’il soit, le brouillard avait failli leur coûter la vie. Et là, en ayant massacré un village, il était certain qu’il y aurait des représailles. Ils venaient de déclarer une guerre à des inconnus, sans savoir s’il y avait une structure centrale ou pas. Mais ça, tout viking qui se respecte s’en moque parce qu’il n’y a pas de destin, il n’y a que les chemins que le viking choisit depuis sa naissance jusqu’à sa mort.

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