05 juin 2018

En forêt

Dans la série « expériences littéraires », voici un nouvel essai pour le seul plaisir de jouer sur une thématique. J’aime m’amuser avec les mots, alors, si cela vous plaît, profitez donc de l’occasion et n’hésitez pas à me laisser via les commentaires des idées de sujets afin que je puisse user ma plume sur tout et n’importe quoi.

Votre obligé
Jefaispeuralafoule/Frédéric

Ses pas font craquer les branches et les feuilles tombées à cause de la tempête. Au-dessus de lui le ciel est un satin noir comme celui qui recouvre un cercueil lors de funérailles. Le roulement perpétuel de l’orage donne un air de canonnade à l’atmosphère, et les éclairs sont autant de déchirures dans ce voile sombre où il n’y a ni lune ni étoile. A chaque détonation, l’espace s’éclaire et les ombres s’étirent, s’allongent, faisant de chaque arbre, chaque objet un démon tiré de ses pires cauchemars enfantins. La forêt apparaît alors comme une armée de spectres, où chaque tronc tend ses branches comme autant de bras démoniaques, prêts à se saisir de lui et à le broyer. Il frémit, transi de froid, détrempé par les ondées, ses tempes ruissellent, il a mal jusqu’au fond de son corps, comme s’il était perclus de rhumatismes.

Il s’est enlacé lui-même pour se réchauffer. Son pull est une serpillère dégoûtante de pluie et de boue liquide, ses cheveux sont à présent une masse informe de filaments noircis, et ses yeux peinent à percer les nappes du brouillard qui s’est levé. Il y a quelques heures à peine, il était là, satisfait de son sort, savourant la chaleur d’un fauteuil sous le ciel d’été. Et là, en cette fausse nuit provoquée par le déluge, il erre, cherche son chemin, fuyant sans cesse, guettant une issue dans ces alignements d’arbres qui sont autant de barrières sur son chemin. Ses avant-bras sont lacérés par les ronces, il est voûté, accablé par le refroidissement et le vent qui crée une danse sinistre dans la nature qui l’oppresse. Ses mains cherchent une issue, elles tâtent et se blessent, il râle de douleur autant que de frustration, et chacun de ses pas est une souffrance dans la boue qui englue ses chaussures.

Il a peur. Il respire avec peine. Il halète pour retrouver son souffle. Il a couru, il s’est enfui, et pourtant il a la sensation très nette de n’avoir pas semé la menace qu’il a aux trousses. Son cœur bat la chamade, il est terrifié à l’idée qu’on le rattrape. D’un coup, il bute dans une racine et s’effondre dans une mare de boue. Son visage plonge, il s’étouffe presque, se redresse et reprend sa course sans même réfléchir ni même se rendre compte qu’il a failli rouler dans un fossé rempli d’eau. Son corps est endolori, ses nerfs tendus jusqu’à la rupture. Il a peur, il a froid, il ne sait plus où il est et encore moins où il va, mais il est sûr qu’il veut s’enfuir, s’évader, échapper à ce monstre invisible, à cette menace qu’il ne sait pas définir. Tout son être est voué à la survie, l’adrénaline étant son seul moteur. Il s’agite, il se cache derrière un tronc, épie derrière lui le chemin parcouru sans le reconnaître, et il ne voit rien. Pas de monstre, pas d’ennemi, pas de poursuivant, mais son être lui dicte de ne pas croire ses yeux. C’est certain, il n’est pas seul dans cette forêt, il y a quelqu’un ou quelque chose qui le traque sans relâche. Il se sent proie, animal chétif face à une menace indescriptible, une bête cherchant à se réfugier dans une futaie.

Un éclair déchire le ciel avec violence. Il entend cette détonation qui le fait tressaillir. Par chance, c’est un éclair et pas une détonation d’un fusil ou d’un pistolet. Le grondement du ciel s’accompagne de l’orgue du vent qui siffle dans la canopée. Il y a des tourbillons d’eau qui lui cinglent le visage et le corps. Il se sent meurtri, affolé, terrifié, prêt à tout pour survivre. Son cœur bat encore plus fort, il a la sensation qu’il pourrait éclater tant il est sous tension. Il cherche en lui ses dernières réserves de courage et de détermination pour les regrouper et en faire une force. Il veut retrouver son calme, raisonner et non réagir, redevenir maître des évènements, être celui qui décide et non celui qui subit. Cependant, un autre éclair allume l’espace de son bleu électrique, et sous ses yeux émerge puis disparaît aussitôt une ombre. Quelque chose de massif, dur, menaçant vient de s’annoncer à ses yeux écarquillés, puis s’est évanoui aussi vite que la lumière s’est diffuse. Il crie, il hurle des imprécations pour menacer celui ou la chose qui s’est bien trop approchée de lui.

Personne ne répond. Rien ne lui renvoie ses menaces. La pluie tambourine sur le feuillage dense, elle roule et coule en formant des ruisseaux autour de lui. La pente qui le domine lui renvoie l’impression d’être prisonnier perpétuel, incapable de s’enfuir. Il a gravi la côte et ne se voit pas faire demi-tour pour affronter ses peurs. Il va continuer à gravir l’obstacle, il va tenir. A quatre pattes, il se traîne, s’aidant de ses mains, se brisant presque les doigts dans le sol qui se dérobe. Il ne veut pas mourir, il ne veut pas être dévoré, mutilé, assassiné. Il veut juste survivre, réchapper à ce moment de cauchemar absolu. Il observe, hagard, au bout de ses forces et de sa volonté.

Il regarde ses mains. Il voit ses doigts trembler sans parvenir à les contrôler. Il sent que la peur s’est appropriée l’intégralité de ses nerfs, et que malgré ses tentatives il n’a plus aucune maîtrise de quoi que ce soit. L’odeur d’eau glacée, le parfum âcre de la mousse détrempée, les senteurs de pin et de chêne moisi lui tenaillent les narines. Il est enivré, ses sens sont saturés. Il a envie de se terrer dans un coin, se blottir dans une niche, se recroqueviller avec le fol espoir d’échapper à ce destin qui lui apparaît désormais inévitable. Sa vue ne lui montre aucune menace, il ne voit rien venir, pas un pas, pas une bête, pas un homme. Personne n’est là, il est seul, errant dans une forêt inconnue, sous une pluie battante, tétanisé de fatigue et de terreur. Il veut mourir, il a envie que ce cauchemar s’arrête. Il espère se réveiller. Malheureusement, tout est trop tangible, trop réel, trop distinct pour être le fruit de son imagination. Il le sait, il en a la certitude absolue : ce sont ses derniers instants, « on » va le saisir, l’étriper, le faire hurler de douleur avant de lui briser le corps et l’âme.

Puis, tout à coup, un autre éclair. La silhouette réapparaît. Elle est toute petite, minuscule même. C’est comme un corps d’enfant surmonté d’une tête trop grosse pour ce tronc chétif. Dans l’obscurité, seules deux pupilles luisent. Il est maintenant adossé à un tronc, il tremble sans pouvoir détourner le regard de cette chose qui s’approche pas à pas, il pleure, supplie… et la chose lui tend un papier. Il s’en saisit, puis hurle de douleur… avant de s’évanouir.

La pluie a cessé. Il y a des aboiements dans la forêt. Des gens arpentent les sentiers et viennent fouiller chaque recoin de l’espace redevenu vivable. Ils sont en cirés, pestent contre la boue et les branches brisées, ils s’appellent les uns les autres pour faire le point. On trouve tout à coup son corps. On ameute les pisteurs, les chiens viennent et reniflent autour de la dépouille. Le corps semble intact sorti des griffures et autres lacérations bégnines de ses errements. Il est assis, adossé au même tronc, le regard empli de stupeur, la bouche ouverte dans une attitude de cri éternel. Sa main droite enserre toujours le papier froissé, comme une pince verrouillée à jamais sur un secret. On lui ouvre les doigts, on sort le bout de papier qu’on étale. Il y a là un dessin naïf, un enfant qui tient la main d’un adulte, le tout sous un nuage noir avec un éclair bleu. L’enfant sourit, l’adulte semble pleurer.

On ramasse le corps qu’on met dans un brancard pour le descendre à l’ambulance.

Il y a là, à côté de l’ambulance, une femme et un enfant. Elle pleure, elle tient le garçonnet par la main. Lui est impassible. Il ne sourit pas, son teint est terne, presque gris, et tout ce qui l’entoure ne paraît pas le toucher. Elle a reconnu le corps, elle est en larmes, elle ne sait plus quoi faire, et un policier la raccompagne à une voiture pour qu’elle puisse reprendre ses esprits. Tout à coup, l’enfant voit un autre policier tenant le papier. L’enfant, calmement, sans se préoccuper de quoi que ce soit d’autre, se dirige vers l’officier, puis lui dit sur un ton glacial, dépourvu d’émotion et de réaction : « je peux récupérer mon dessin monsieur ? ». L’homme, interloqué, se penche et lui demande quand il a dessiné le croquis, et l’enfant, avec un sourire hésitant entre l’ironie, la folie et la douceur juvénile « Cette nuit monsieur. Je peux le reprendre dites ? ».

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