28 juillet 2014

Halte en auberge


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Votre serviteur
Jefaispeuralafoule.


Depuis le printemps, je suivais le rônin sans nom dans ses pérégrinations. Je n'avais jamais osé lui poser la moindre question, et lui comme moi nous nous respections mutuellement, sans même savoir qui était l'autre. Tout était basé sur la confiance, et j'estimais personnellement que moins j'en savais sur lui, plus il serait protégé s'il m'arrivait un malheur. Après tout, je l'avais vu manier son sabre, et je savais qu'il n'y avait que très peu d'hommes susceptibles de le vaincre lors d'un duel. Cependant, j'étais intrigué par ce qui le motivait, sans pour autant oser lui demander franchement où nous allions. Nous errions donc de village en village, paisiblement, au rythme du temps qui commençait à changer. Le soleil commençait à céder sa place aux incessants orages de la saison des pluies. Nous avions acquis des parapluies tressés, et notre pas se faisait moins vif dans la boue et la chaleur moite de l'été.

Nous nous étions arrêtés à plusieurs reprises dans des temples, tant pour y trouver refuge, que pour que le rônin y discute en tête à tête avec le prêtre. Je refusai systématiquement d'être présent, tant par discrétion, que par prudence. Il aurait été mal venu que je sois curieux de leur entretien, surtout s'il portait sur des choses ne me concernant absolument pas. Tout ce que j'apprenais ensuite, c'était notre prochaine destination. Ainsi, de proche en proche, nous nous dirigions vers la côte, sans que je sache réellement pourquoi. L'essentiel était surtout le voyage qui me faisait découvrir ma patrie, et nos interminables discussions sur la valeur des hommes, sur l'art, ainsi et surtout sur le code du guerrier. Ce dernier sujet rendait mon compagnon prolixe, détaillant les notions de discipline, les différents rituels, et il n'hésitait pas à imager son propos par des exemples très spirituels. Par exemple, il m'expliqua un jour que la fuite n'était pas nécessairement lâche, car mourir en vain pouvait être aussi bien indispensable que futile. "Celui qui affronte cent guerriers en désespoir de cause sera honoré de périr, alors que ce même guerrier, s'il a une autre possibilité, sera avisé de retarder l'affrontement". Comment contester une telle réflexion? Après tout, le déshonneur vient quand on ne respecte pas son engagement, et repousser une bataille n'est en rien déshonorant.

C'est à la lueur d'une lanterne empruntée à un passeur que nous avons pu rejoindre une auberge. La nuit était sombre et la lune couverte, la pluie perlait lourdement sur nos vêtements détrempés, et le trajet du jour nous avaient épuisés l'un comme l'autre. Malgré sa vigueur, mon camarade espérait une bonne nuit de sommeil au sec, et moi je rêvais d'un saké tiède pour réchauffer mon corps endolori par l'humidité. Lorsque nous pénétrâmes dans l'auberge, la grande pièce centrale nous présentait un aspect pour le moins étrange. Au centre, un foyer brûlait vivement, et réchauffait tant des flacons d'alcool en terre cuite, qu'un chaudron fumant dont une vapeur parfumée de choux et de viande emplissait l'air. Tout autour de cet âtre trônaient de nombreux hommes assis sur des bancs au ras du sol. Vêtus très différemment, les uns semblaient être des voyageurs, d'autres des paysans du cru, et les derniers des vagabonds fuyant la pluie. Ils fumaient, dissertaient bruyamment, tandis que deux personnes assez âgées leur servaient à manger et à boire. On nous invita immédiatement à prendre place, ce que nous fîmes sans nous faire prier. Bien entendu, nous avions de quoi payer, ce que nous prouvâmes en tirant chacun quelques pièces de nos bourses. Il fallait montrer son argent, sans pour autant se prétendre trop riche, au risque d'être troussé pendant la nuit…

Rapidement, nous devînmes nous-mêmes des convives, et une chambre avec deux paillasses nous fut réservée. Le rônin garda son aspect de vagabond, tandis que moi, avec mes vêtements tout à fait présentables, je semblai être son maître. "Bizarrerie de l'aspect au détriment de la réalité" me dis-je en jaugeant nos interlocuteurs. Pourtant, j'eus l'étrange sensation que mon "ami" était crispé, ou tout du moins plongé dans une intense réflexion sur ce qui l'entourait. Il observait, et ses yeux, bien que largement cachés sous une mèche de cheveux, perçaient l'air comme deux aigles, analysant chaque personne avec soin. J'en vins à me demander si nous étions ici par le jeu du hasard du voyage, ou par sa volonté. Je finis de réfléchir à la question quand chacun rejoignit sa chambre ou quitta l'établissement. Il me sembla alors que je m'angoissais un peu trop facilement, et que le rônin était simplement trop porté sur la chose martiale pour réellement se détendre lors d'une soirée comme celle-ci.
Au petit matin, je fus réveillé par le samouraï qui, d'une poussée ferme sur mes épaules, m'invita à quitter mon sommeil. "Il est l'heure, allons-y avant qu'il ne se mette à nouveau à pleuvoir". Je pliai vivement mes affaires, puis lui emboîtai le pas comme à chaque halte. Il régla nos consommations ainsi que la nuit, puis nous sortîmes de notre chambre. Ce n'est pas un repas du matin qui nous attendit, mais quatre hommes, dont un des deux serviteurs. Tout quatre avaient le sabre à la main, et le serviteur se mit devant ses trois hommes. Il s'avança droit vers mon camarade, et lui jeta simplement "Cesse cette mascarade mon vieil ami. Je t'ai reconnu". Mon ami sourit largement, lâcha son paquetage, jeta à bas sa couverture, ce qui le fit apparaître dans son kimono soigneusement arrangé. "Je t'ai bien reconnu, Sasuké… Mais j'ai choisi de te laisser vivre. Après tout, tu n'es pas un traitre, tu as suivi les ordres", dit-il en portant sa main à la poignée de son sabre. "Laisse-nous quitter cet endroit, et il n'y aura pas de sang versé", ajouta-t-il en se mettant en position de combat.

Les trois hommes de main rirent aux éclats, et leur maître les fit taire d'un geste de la main. "Ne riez jamais sans être sûr de pouvoir vaincre", dit-il en les regardant avec fermeté. Ils saisirent bien vite le sens de cet avertissement, et tous les trois se mirent également en position. "Je serais un traitre si je te laissais repartir en vie", lança-t-il avec un ton proche de la tristesse. "Qu'il en soit ainsi", répondit simplement mon camarade. Une fois sa phrase terminée, il fonça sans avertissement vers nos quatre adversaires, en tua un dès son arrivée dans le groupe, transperça le second en se retournant, et blessa mortellement le troisième escrimeur en travers de la poitrine. Il avait laissé vivant son interlocuteur, ce qui ne manqua pas de me sidérer. "Tue-moi", lança le dernier survivant. Ces deux mots furent lancés sans honte, sans gêne ni peur. Il voulait réellement que mon camarade le tue, dans l'honneur, avec la fierté d'un combattant ayant perdu la bataille. "Tu passeras le message. Dis leur que Seiji est vivant, et qu'il vient reprendre l'honneur volé à son maître". Il rengaina, s'inclina avec respect, et l'homme face à lui répondit tout aussi respectueusement en s'inclinant plus bas encore.

Je savais son prénom à présent: Seiji. Voilà qui n'était pas grand-chose, mais je découvrais enfin pourquoi il avançait ainsi. Ce n'était pas une vengeance, il cherchait réparation pour son maître. Tout samouraï a un maître, un fief, ou alors il devient un rônin. Certains le sont par choix, lui, visiblement, avait été spolié. J'en conçus un respect plus grand encore, car il est rare qu'un homme reste ainsi fidèle tant à ses principes, qu'à son fief. Dans une époque où la corruption permettait d'acheter des bretteurs de renom, lui ne s'abaissait pas à de telles vilenies. Seiji était l'image même de la discipline, l'incarnation de l'honneur, et son courage complétait son imposant portrait.

Nous aidâmes l'homme à porter les trois cadavres. Nous leur fîmes une sépulture décente, et notre ancien adversaire s'engagea à informer leurs familles de leur sort funeste. Nul ne serait choqué d'une telle nouvelle, les portes-sabres finissent bien souvent par périr par le fil d'une lame mieux utilisée. On me laissa alors seul à réciter quelques prières, tandis que les deux survivants discutaient un peu plus loin. A leur retour, le rônin m'invita à partir, ce que je fis sans exiger la moindre explication. Maintenant, j'étais un peu dans la confidence, et c'était selon moi déjà bien trop à porter. Nous dissertâmes, comme si de rien n'était, comme si rien ne s'était passé.

Après deux bonnes heures de marche, le rônin se tût en plein milieu d'une phrase, et me lança "Seiji Masaru". Je lui répondis "Takechi Ono". Il sourit, puis il repartit sur les bienfaits du travail sur le corps et l'esprit. C'est ainsi que nous fîmes connaissance.

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