30 juillet 2014

Dans l'antre du milieu

Assis en tailleur, il dirigeait son monde avec un regard mi cynique, mi amusé. Il se moquait clairement de ce qu'on pouvait lui rapporter comme évènements, car chacun d'eux était lié d'une manière ou d'une autre à ses affaires. C'était évident d'ailleurs, car il avait la main mise sur le commerce des armes, sur celui des stupéfiants qui était fumé dans les pires bouges du pays, ainsi que sur le jeu et la prostitution. Il n'y avait pas un seigneur de guerre qui ne lui devait pas un service, de l'argent, ou une victoire militaire. Malgré sa corpulence le faisant ressembler plus à un bouddha qu'à un paisible commerçant, tout lui en transpirait la force et la détermination. On le connaissait tant pour sa générosité envers les plus pauvres, que pour sa férocité envers ses concurrents ou ses adversaires. Bien des massacres, des meurtres pouvaient lui être imputés, mais nul n'osait s'attaquer à sa domination. Il était là, établi en certitude, implanté comme l'est une pierre tombale dans un cimetière, sauf que lui était le fossoyeur. Vous vouliez créer un tripot? Il fallait lui verser un pourcentage. Créer un commerce? Bonne idée, à condition de se plier à la taxe à la protection. Réussir en politique tant locale que régionale? Inutile d'espérer grimper rapidement au mérite… sauf à l'avoir comme appui "discret".
Que faisions-nous donc, mon camarade et moi, chez cet homme à la réputation plus que douteuse? Nous avions passé le pas de sa vaste demeure sans aucune difficulté, et qui plus est, nous avions été reçus avec des égards dignes d'un politicien en vue. J'avais été surpris de voir mon ami se défaire de son déguisement de mendiant, et ainsi arborer sans complexe ses armes au milieu des gardes du corps du maître de maison. Pas un n'avait demandé à ce qu'il se désarme, pas plus qu'on ne m'avait demandé quoi que ce soit. Il semblait clairement établi qu'il était le bienvenu, et que tous ses amis l'étaient eux aussi. Je n'étais pas au bout de mes surprises, puisque non content d'être reçu ici, nous fûmes aussitôt invités à prendre un bain, un bon repas, ceci avant même d'avoir un entretien avec le "chef".

La demeure était très grande, constituée de trois corps distincts, tous reliés par de larges porches à la décoration très recherchée. Il n'y avait pas un bout de bois de la charpente, pas un poteau qui ne fut orné de sculptures, pas un pan de façade décoré, et même les panneaux en papier étaient vernis avec soin. Au centre des trois bâtiments constituant un "U" s'étendait un immense parc très soigné, à la flore sélectionnée avec soin, et quelques cerisiers méticuleusement entretenus offraient une impression de perfection aux visiteurs. Un bassin à carpes formait une plaque aqueuse au milieu de la pelouse, comme si un nuage s'était posé au sol. J'étais dans la demeure d'un seigneur, avec une étrange atmosphère de quiétude apparente, derrière laquelle je soupçonnais quelque chose de plus sombre et plus profond. Pourtant, en déambulant à la suite d'une servante, les enfilades de couloirs, de pièces fermées par des paravents, des portes coulissantes soigneusement closes, je ne sentis rien d'hostile. Pourtant, contrairement à mon camarade, j'étais tendu comme un arc, méfiant, voire même inquiet. Nous aurions pu être tués sans que nul ne se le sache à l'extérieur. C'était un autre monde, clos, étanche aux évènements du dehors.
C'est dans deux énormes baquets de bois que nous prîmes un bain, le premier depuis pas mal de temps déjà. Les ablutions dans les rivières ne remplacent pas l'usage méthodique du savon, et la moiteur de cet été n'arrangeait en rien notre aspect. Deux servantes s'étaient emparées de nos effets, à l'exception notable des armes du rônin. Deux kimonos simples mais élégants avaient remplacés notre linge, et en sortant de l'eau chaude, nous pûmes savourer le contact d'une soie de qualité sur nos peaux fraîchement décapées de la crasse de notre voyage. Je tentai de me détendre en me disant qu'on n'offrait pas une telle tenue à des gens à qui l'on veut ôter la vie, mais comment ne pas craindre pour soi quand on n'a pas l'art de se battre? Mon ami avait ressenti mes réactions, car dans un murmure il me chuchota à l'oreille "soyez tranquille mon ami. S'ils me voulaient mort, je le serais déjà, et vous avec". Comme je frissonnai à cette idée, il posa une main amicale sur mon épaule, et eut un rire réconfortant. Je crois qu'il était d'une redoutable confiance, et que celle-ci reposait non plus sur sa compétence de guerrier, mais sur une foi en notre hôte. Je lui emboîtai donc le pas, devenant ainsi l'ombre de mon compagnon de voyage.

J'ignorais tout des codes du milieu. Chaque geste, chaque attitude, chaque mot compte, et j'étais l'étranger, celui qui n'est pas initié, l'indésirable qui en temps normal aurait été poliment mais fermement mis dans un vestibule pour attendre la fin des discussions. Je m'étais jusqu'à présent exclu de toutes les rencontres de mon ami, mais depuis notre mésaventure dans l'auberge, celui-ci avait décidé qu'il était temps que je découvre son monde. J'avais choisi d'associer mon sort au sien, et lui en retour avait décrété qu'une telle décision devait être respectée. Ainsi, cette fois-ci, il décida de m'instruire de quelques gestuelles et autres actions des rituels de la mafia. Cela ne semblait pas compliqué, puisqu'il fallait me contenter de rester silencieux sauf si l'on me posait une question, de ne pas regarder dans les yeux par un des convives, sauf si celui-ci me parlait, et d'accepter de trinquer pour toute raison qui pouvait être prise pour prétexte. Au-delà de ces quelques convenances, il m'avait simplement averti qu'il se chargerait du reste. Je ne pus donc pas être exclu, ni même choisir de m'exclure par moi-même. Nous étions tous deux invités, et je n'avais plus d'autre choix que de participer.

Nous fûmes introduits dans une pièce d'une simplicité étonnante pour un lieu aussi richement décoré. Ce qui aurait pu sembler être un débarras ou une pièce abandonnée était en fait un lieu de rencontre très sobre. Son accès était une porte coulissante donnant sur la cour, et nul autre accès venait percer une autre cloison. Le parquet au sol était simple, d'aspect brut, bien que soigneusement poncé et lissé. En guise de mobilier, il n'y avait qu'une palette posée sur une sorte de bipied, portant un encrier et une plume, et quelques coussins pour s'asseoir. La seule véritable décoration intérieure provenait d'une estampe de fort belle qualité représentant un homme pêchant à la ligne, et une devise calligraphiée sur un long et large rouleau de papyrus. Cette dernière déclarait "Sois fidèle à tes idées, sois fidèle à celles de ton maître, et sois fidèle à ton cœur qui aime ton maître". Cela aurait fort bien pu être une devise de samouraï, mais qui prenait un tout autre sens dans la maison d'un chef de la mafia.
Nous nous restâmes debout en attendant les autres participants. Un à un, une dizaine d'hommes d'âges et d'aspects divers pénétrèrent la pièce et vinrent prendre place à notre gauche et à notre droite. Aucun ne s'approcha trop, comme s'il y avait une consigne à respecter nous concernant. J'en ignorais tant le motif que les conséquences en découlant, mais il me sembla dès lors évident qu'un mot de trop, un geste mal placé pourrait nous être fatal. Je sentis une perle de sueur glacée rouler le long de mon échine, tandis que, fidèle à lui-même, le samouraï restait parfaitement impassible. A chaque entrant, il s'inclina, un pied en arrière, une main derrière le dos et l'autre tendue vers celui qui arrivait, avec une position de doigts que je n'avais jamais vue auparavant. C'était un signe de reconnaissance, enfin c'est ce qu'il me sembla vu que chacun d'eux répondit de la même manière, tout en se présentant nommément. Je fus presque surpris que personne ne tente de tuer ou d'agresser Seiji Masaru, mon camarade, dont le nom ou le visage semblait représenter quelque-chose de suffisamment dangereux pour qu'il fût accueilli par des sabres. Ici, Seiji me sembla parfaitement détendu, comme s'il avait toujours connu cet endroit. Etrange… Depuis quand les samouraïs étaient-ils des familiers des mafieux?

Dès que le chef pénétra, tous s'inclinèrent dans un même geste, et ne s'assirent qu'une fois celui-ci installé au bout de la pièce. Les débats commencèrent sur quelques mots à propos du rônin, puis elle dériva rapidement sur des noms qui m'étaient tous inconnus. Les questions posées furent très simples: où était la personne, ce qu'elle faisait, et si elle était protégée. Cela ressemblait clairement à une liste d'exécutions en devenir, et je compris qu'il y avait dans cette liste les gens que Seiji voulait faire payer. J'ignorais tout de sa vengeance, mais notre simple présence, et surtout l'aide apportée par ce gang m'apparurent comme déterminants. Seiji n'était pas qu'un samouraï errant, il était "autre chose", sans que j'arrive à poser un mot ou une description dessus. Toujours est-il qu'une fois la liste revue, le chef nous fit signe de nous lever, puis il quitta la pièce sans un mot. Ce n'est qu'une fois la porte coulissante fermée derrière lui que nous pûmes nous lever et rejoindre la cour intérieure.

Il faisait encore jour, et l'odeur d'une cuisine fine emplissait l'atmosphère. Une lourde bruine arrosait le gazon saturé d'eau, et les deux odeurs se mêlaient pour former une improbable union entre la nature et le sens du goût. Tous les hommes présents se saisirent soit de longues pipes en argile, soit demandèrent à des servantes d'apporter de quoi se désaltérer. On ne discuta pas, un silence pesant avait réduit à néant toute envie de disserter. D'un geste, Seiji m'invita à le suivre pour rejoindre notre chambre, ce que je fis en restant tout aussi silencieux que les autres. Je fis tout pour contrôler mes nerfs et garder une apparence sereine. Ce n'était pas le moment de montrer à quel point j'étais mal à l'aise, car cela aurait été défavorable à mon compagnon. Ce n'est qu'une fois dans la chambre que je me mis à trembler de tous mes os, comme un arc dont la trop forte tension brisait sa corde. Le rônin me jaugea, et d'un geste d'apaisement m'invita à prendre une rasade d'un saké fraichement déposé devant la porte. Je ne savais pas quoi lui dire, et encore moins quoi lui demander. Je n'arrivais pas à appréhender ses relations avec un milieu aussi dangereux, et encore moins en quoi ces gens lui étaient si redevables pour qu'ils acceptent de l'aider. Il m'observa encore plus attentivement, puis ses lèvres lâchèrent simplement "Certains services sont si importants qu'ils font de soi un endetté perpétuel. Cette famille en est là avec moi". Il sourit avec un air légèrement amer, comme si cette dette était pesante tant pour eux que pour lui. Il profitait du service rendu, tout en regrettant visiblement d'en être réduit à agir de la sorte. Je hochai la tête pour accepter son explication, et but frénétiquement la coupelle de saké pour me détendre les nerfs.

C'est après plusieurs autres coupelles que le rônin choisit de m'expliquer un peu plus quoi ce chef de clan lui était si redevable. "Je lui ai sauvé la vie par hasard, lors d'une tentative d'assassinat. Nous étions dans la même ville, au même moment, et sans le savoir je venais de sauver un des grands chefs de gang du pays". Quand on est un samouraï, on ne tolère pas facilement la lâcheté de l'assassinat. Cela aurait été un duel, il se serait abstenu, mais cinq contre un lui était apparu comme intolérable. Depuis, le chef avait récolté la réputation d'avoir un garde du corps invincible, et mon camarade celle d'être le plus froid des assassins… sans que nul ne put mettre ni un nom ni un visage sur lui. En somme, il entendit souvent parler de ses "exploits", sans vraiment savoir s'ils relataient une réalité associée à un autre épéiste, ou une simple affabulation sortie de l'imagination fertile d'un marchand ou d'un troubadour en quête de quelques sous. En somme, Seiji avait un grand chef mafieux pour débiteur, et celui-ci devait lui rendre service pour ne pas perdre la face. A présent, la dette était, selon mon ami, soldée à jamais, et il espérait ne plus jamais avoir à faire appel à ses connexions.
Qui étaient ces types assis avec nous? Ils n'étaient pas des mafieux, ni des voyous. C'étaient des hommes de pouvoir, des puissants travaillant en bonne intelligence ensemble. Dans quelle folie m'étais-je donc embarqué? J'avais peur, pour la première fois je me mis à craindre pour ma vie et ma famille. Seiji usait d'une influence improbable, et ces gens agissaient comme s'il était tout aussi important qu'eux. Le plus surprenant, c'est qu'aucun d'eux ne fit la moindre objection à l'énumération des noms, alors qu'ils savaient tous qu'ils étaient nommés pour être éliminés. Je dois l'admettre, je ne croyais pas à la version du "sauvetage inopiné", mais comme celle-ci était la seule que mon camarade me servit, et à laquelle il se tiendrait sûrement quoi qu'il pût se passer, je dus me résoudre à l'accepter. Un sauvetage… Comme si cela aurait suffi pour faire d'un chef de clan votre obligé à jamais! Ces types n'étaient pas réputé pour leur honneur, et encore moins pour la mémoire de leurs dettes. Seiji était quelqu'un de sombre, je l'avais senti dès notre première discussion, et il me cachait un terrible secret. Malgré la peur qu'il se mit à m'inspirer, je ne pus me résoudre à le laisser repartir seul. Je voulais savoir, et arriver au bout de sa quête avec lui. J'étais vraiment un fou, ou un idiot? Je n'arriverai jamais à distinguer ces deux états de l'esprit…

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